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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/322

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DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

enfants, et l’on prononcera après, si l’on veut, que le drame honnête et sérieux est sans chaleur, sans couleur et sans force.

Une manière de me décider, qui m’a souvent réussi, et à laquelle je reviens toutes les fois que l’habitude ou la nouveauté rend mon jugement incertain, car l’une et l’autre produisent cet effet, c’est de saisir par la pensée les objets, de les transporter de la nature sur la toile, et de les examiner à cette distance, où ils ne sont ni trop près, ni trop loin de moi.

Appliquons ici ce moyen. Prenons deux comédies, l’une dans le genre sérieux, et l’autre dans le genre gai ; formons-en, scène à scène, deux galeries de tableaux ; et voyons celle où nous nous promènerons le plus longtemps et le plus volontiers ; où nous éprouverons les sensations les plus fortes et les plus agréables ; et où nous serons le plus pressés de retourner.

Je le répète donc : l’honnête, l’honnête. Il nous touche d’une manière plus intime et plus douce que ce qui excite notre mépris et nos ris. Poëte, êtes-vous sensible et délicat ? pincez cette corde ; et vous l’entendrez résonner, ou frémir dans toutes les âmes.

« La nature humaine est donc bonne ? »

Oui, mon ami, et très-bonne. L’eau, l’air, la terre, le feu, tout est bon dans la nature ; et l’ouragan, qui s’élève sur la fin de l’automne, secoue les forêts, et frappant les arbres les uns contre les autres, en brise et sépare les branches mortes ; et la tempête, qui bat les eaux de la mer et les purifie ; et le volcan, qui verse de son flanc entr’ouvert des flots de matières embrasées, et porte dans l’air la vapeur qui le nettoie.

Ce sont les misérables conventions qui pervertissent l’homme, et non la nature humaine qu’il faut accuser. En effet, qu’est-ce qui nous affecte comme le récit d’une action généreuse ? Où est le malheureux qui puisse écouter froidement la plainte d’un homme de bien ?

Le parterre de la comédie est le seul endroit où les larmes de l’homme vertueux et du méchant soient confondues. Là, le méchant s’irrite contre des injustices qu’il aurait commises ; compatit à des maux qu’il aurait occasionnés, et s’indigne contre un homme de son propre caractère. Mais l’impression est reçue ; elle demeure en nous, malgré nous ; et le méchant sort de sa loge, moins disposé à faire le mal, que s’il eût été gourmande par un orateur sévère et dur.