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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/135

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gistre des observations qu’il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu’il était rentré et qu’il était à son occupation ordinaire, lorsqu’un inconnu se fit annoncer. C’était un Français assez mal vêtu, qui lui dit : « Monsieur, je suis votre compatriote. Il y a vingt ans que je vis ici ; mais j’ai toujours gardé de l’amitié pour les Français ; et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l’occasion de les servir, comme je l’ai aujourd’hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d’État. Un mot inconsidéré sur le gouvernement coûte la tête, et vous en avez déjà tenu plus de mille. Les Inquisiteurs d’État ont les yeux ouverts sur votre conduite, on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets ; on ne doute point que vous n’écriviez. Je sais de science certaine qu’on doit peut-être aujourd’hui, peut-être demain, faire chez vous une visite. Voyez, monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu’une ligne innocente, mais mal interprétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. J’ai l’honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande pour toute récompense d’un service que je crois de quelque importance de ne me pas reconnaître, et si par hasard il était trop tard pour vous sauver, et qu’on vous prît, de ne me pas dénoncer. » Cela dit, mon homme disparut et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande consternation. Son premier mouvement fut d’aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers et de les jeter dans le feu. À peine cela fut-il fait que milord Chesterfield rentra. Il n’eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami ; il s’informa de ce qui pouvait lui être arrivé. Le président lui rend compte de la visite qu’il avait eue, des papiers brûlés et de l’ordre qu’il avait donné de tenir prête sa chaise de poste pour trois heures du matin ; car son dessein était de s’éloigner sans délai d’un séjour où un moment de plus ou de moins pouvait lui être si funeste. Milord Chesterfield l’écouta tranquillement, et lui dit : « Voilà qui est bien, mon cher président ; mais remettons-nous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée. — Vous vous moquez, lui dit le président. Il est impossible que ma tête se repose où elle ne tient qu’à un fil. — Mais qu’est-ce que cet homme qui vient si généreusement s’exposer au plus grand péril pour vous en garantir ?