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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/137

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cent fois, et je lui aurais dit : Ah ! mon ami, vous m’avez prouvé qu’il y avait en Angleterre des gens d’esprit, et je trouverai peut-être l’occasion une autre fois de vous prouver qu’il y a en France des gens de bon sens. Je vous conte cette histoire à la hâte, mettez à mon récit toutes les grâces qui y manquent, et puis, quand vous le referez à d’autres, il sera charmant.

Adieu, mes amies, je vous embrasse de tout mon cœur. Que je serais heureux si je pouvais vous dédommager un instant des longues et cruelles alarmes que vous avez eues ! Je vous aime toutes deux à la folie. Amant de l’une ou de l’autre, il est certain qu’il m’eût fallu l’autre pour amie.

J’écris cette lettre ce soir. Demain elle sera chez Damilaville, où j’espère trouver des papiers que je vous enverrai, et qui vous prouveront qu’il y a des hommes au monde plus malheureux que nous tous, et qu’un sage regarderait la mort comme un instant heureux où l’on échappe au vice et à la misère, qui nous poursuivent sans cesse et qui nous atteindraient sûrement si une vie de quelques siècles leur en laissait le temps. Chère sœur, n’allez pas abuser de ces derniers mots pour vous autoriser dans les mépris injustes que vous faites d’un bien qui ne vous appartient pas, et qui est engagé à d’autres par cent pactes plus sacrés les uns que les autres. Est-ce que mon amie et moi nous n’avons pas quelque hypothèque sur cet effet ? Adieu, adieu, je vous embrasse bien tendrement. Je finis par ne plus plaisanter sur une matière sérieuse. Adieu.

Vous voilà tout à fait tranquille ; c’est quelque chose. Non, je ne me suis pas aperçu que votre silence tombât précisément au temps de l’arrivée de notre chère sœur ; mais je vois que vous en avez fait vous-même la réflexion, que vous vous êtes souvenue des reproches que vous avez mérités plusieurs années de suite, et que cette année vous les auriez esquivés sans en être moins coupable. Eh ! mon amie, le mal n’est pas d’écrire deux ou trois jours plus tard, ni d’écrire froidement ; il y a mille raisons qui occasionnent ces alternatives dans ceux qui s’aiment le plus tendrement. C’est lorsqu’elles sont l’effet de quelque préférence accordée à un autre qu’elles offensent. Sans l’incertitude qui vous a servi d’excuse, vous ne m’auriez pas moins oublié ; un autre n’en aurait pas moins occupé votre âme tout entière pendant cinq ou six jours ; mais je ne m’en serais pas