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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/193

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sépulcrales, des marbres antiques, sur lesquels on lit : Diis Manibus : Aux Mânes. Ce que le Baron appelle un cimetière romain, ce particulier l’appelle l’Élysée. Mais ce qui achève de caractériser la mélancolie nationale, c’est leur manière d’être dans ces édifices immenses et somptueux qu’ils ont élevés au plaisir. On y entendrait trotter une souris. Cent femmes droites et silencieuses s’y promènent autour d’un orchestre construit au milieu, et où l’on exécute la musique la plus délicieuse. Le Baron compare ces tournées aux sept processions des Égyptiens autour du mausolée d’Osiris. Ils ont des jardins publics qui sont peu fréquentés ; en revanche le peuple n’est pas plus serré dans les rues qu’à Westminster, célèbre abbaye décorée des monuments funèbres de toutes les personnes illustres de la nation. Un mot charmant de mon ami Garrick, c’est que Londres est bon pour les Anglais, mais que Paris est bon pour tout le monde. Lorsque le Baron rendit visite à ce comédien célèbre, celui-ci le conduisit par un souterrain à la pointe d’une île arrosée par la Tamise. Là il trouva une coupole élevée sur des colonnes de marbre noir, et sous cette coupole, en marbre blanc, la statue de Shakspeare. « Voilà, lui dit-il, le tribut de reconnaissance que je dois à l’homme qui a fait ma considération, ma fortune et mon talent. »

L’Anglais est joueur ; il joue des sommes effroyables. Il joue sans parler, il perd sans se plaindre, il use en un moment toutes les ressources de la vie ; rien n’est plus commun que d’y trouver un homme de trente ans devenu insensible à la richesse, à la table, aux femmes, à l’étude, même à la bienfaisance. L’ennui les saisit au milieu des délices, et les conduit dans la Tamise, à moins qu’ils ne préfèrent de prendre le bout d’un pistolet entre leurs dents. Il y a, dans un endroit écarté du parc de Saint-James, un étang dont les femmes ont le privilège exclusif : c’est là qu’elles vont se noyer. Écoutez un fait bien capable de remplir de tristesse une âme sensible. Le Baron est conduit chez un homme charmant, plein de douceur et de politesse, affable, instruit, opulent et honoré ; cet homme lui paraît selon son cœur ; l’amitié la plus étroite se lie entre eux ; ils vivent ensemble et se séparent avec douleur. Le Baron revient en France ; son soin le plus empressé, c’est de remercier cet Anglais de l’accueil qu’il en a reçu et de lui renouveler les sen-