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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/207

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m’apprenait que trop qu’il désavouait ce souhait. Je suis folle ; je ne me conçois pas ; ce que je sais, c’est que je mourrais plutôt mille fois que de rien faire, tant que ce cruel état durera, qui puisse compromettre le bonheur d’un homme. » Je suivrai cette conversation beaucoup plus loin si je voulais, mais vous y suppléerez dans les vordes. Nos deux amants se séparèrent. Vous remarquerez que la femme n’avait point nommé l’objet de sa première passion, et que mon jeune homme aurait été indiscret à le demander.

Il s’en va, se trouvant très à plaindre, mais trouvant celle qu’il laissait peut-être plus à plaindre que lui ; abîmé dans ses pensées, ne sachant où porter ses pas. Il était à peu près l’heure du dîner ; il entre chez un ami ; cet ami l’embrasse, l’accueille et lui dit : « Vous arrivez on ne saurait plus à propos. Tenez, voilà le billet que je vous écrivais, pour que vous vinssiez passer le reste de la journée avec moi. J’ai l’âme pleine d’un souci qui me tourmente depuis longtemps, et que je me reproche de vous avoir celé. Dînons d’abord. J’ai fait fermer ma porte ; après dîner, nous causerons tout à notre aise. » En dînant, l’ami s’aperçoit du trouble, de la tristesse, de la profonde mélancolie de mon jeune homme, son ami. Il lui en fait des plaisanteries, « Si je ne connaissais, lui dit-il, votre éloignement pour les femmes, je croirais que vous êtes amant et amant malheureux. » Le jeune homme lui répond : « Laissons là ma peine ; ce n’est rien ; cela se passera peut-être. Sachons votre souci. — Mon souci ? en deux mots : je crois m’être aperçu que vous rendiez des assiduités à madame une telle. Eh bien ! mon ami, c’est une femme que j’ai aimée de la passion la plus forte et la plus tendre, et pour laquelle je conserve et je conserverai jusqu’au tombeau l’amitié la plus sincère, l’estime, la vénération, le dévouement le plus complet. Je n’ai plus d’amour, elle ne l’ignore pas ; malgré cela je suis resté libre : je n’ai point pris de nouvel engagement. C’est la seule femme que je voie, et les soins que vous lui avez rendus, la manière dont elle les a reçus, m’ont causé du chagrin. Je me suis demandé cent fois la raison de ce chagrin sans pouvoir me répondre. Cela n’a pas le sens commun ; je me le dis, et tout en me le disant je sens que mon cœur souffre. Ce n’est pas tout : en souffrant, j’ai continué de vivre avec elle sur le ton de l’amitié la plus pure. Je l’ai vue