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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/219

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exiger des preuves plus fortes pour ôter à un homme sa fortune et son nom que celles qu’on exige pour lui ôter l’honneur et la vie. Je ne sais si vous étiez encore à Paris lorsque je fus appelé chez M. d’Outremont pour décider si des lettres produites dans cette affaire étaient réelles ou contrefaites. J’ai relu ces lettres ; il est pour moi de la dernière évidence que ces lettres ne sont pas d’un Français ; qu’elles sont d’un Anglais, et que cet Anglais est le père prétendu de l’enfant, qu’il les a écrites sous le nom emprunté d’un accoucheur.

Vous voyez que je suis toujours le plan que je me suis fait de ne vous laisser ignorer aucun des instants de ma vie. Nous avons perdu aujourd’hui, vendredi veille de Saint-Thomas, M. le Dauphin[1], après une longue et cruelle maladie dont il a supporté les douleurs avec une patience vraiment héroïque. On en raconte une infinité de beaux traits. On dit qu’il y a quelque temps qu’il se coupa les cheveux, qu’il les partagea entre ses sœurs comme l’unique présent qu’il eût à leur faire. Il y a dans cette action je ne sais quoi de touchant et d’antique qui me plaît infiniment. Un grand seigneur lui écrivit une lettre tout à fait ridicule, pour l’engager à demander au roi une grâce qu’il obtiendrait certainement ; parce que, disait-il à M. le Dauphin, il était dans un moment où l’on n’aurait rien à lui refuser. M. le Dauphin plaisanta de cette impertinence, et ne nomma point celui qui l’avait faite. Il a eu, pendant tout le cours de sa maladie, la délicatesse de montrer à ceux qui l’environnaient une sécurité sur sa santé et sur sa vie qu’il était impossible qu’il eût. Il n’a témoigné du regret de la vie que dans un moment où il recevait de son père une marque de tendresse dont il était touché. J’ai ouï dire à M. Hume, qui le tenait de M. de Nivernais, qu’il y a quelques mois, ce duc étant allé rendre ses devoirs à M. le Dauphin, il le trouva qui lisait dans son lit les ouvrages philosophiques de Hume, ouvrages que vous connaissez sans doute et qui ne sont pas célèbres par leur orthodoxie. Le duc en fut surpris ; et il dut l’être bien davantage, s’il est vrai, comme M. Hume me l’a dit, que M. le Dauphin ait ajouté : « Cette lecture est très consolante dans l’état où je suis. » C’est une chose bien certaine

  1. Père des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, mort le 20 décembre 1765.