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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/229

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lui, de mon jeune homme et du mari, disait à la dame : « Qu’avez-vous donc, madame ? Vous rêvez ; vous avez un air triste, désolé ; on dirait d’un vaisseau battu par trois tempêtes. »

Bonsoir, mon amie. L’amour franc, honnête, vrai, tel que celui que nous nous portons, est le seul qui puisse être heureux. Aimons-nous comme toujours.


CII


Paris, le 3 février 1766.


Je vous donne, à vous et à votre maman, à deviner en cent ce qui m’occupe maintenant. Les artistes m’ont chargé du projet du tombeau que le roi a ordonné pour le Dauphin[1]. Moi ! moi ! silence là-dessus. Il ne faut point gâter un service par une indiscrétion. J’en suis à ma troisième tentative. Vous me direz celle qui vous plaît le plus ; il faut savoir d’abord que le monument doit être placé au milieu de la cathédrale de Sens, et qu’il doit avoir un rapport visible à la réunion des deux époux. Voici le premier :

J’élève une couche funèbre. Sur cette couche funèbre, je suppose deux oreillers. L’un de ces oreillers reste vacant. La tête de l’époux repose sur l’autre. Il dort de ce sommeil doux et tranquille que la vertu et la religion ont promis à l’homme juste. Il a un de ses bras mollement étendu ; de l’autre, il se presse doucement la cuisse, comme un époux qui s’est retiré le premier, et qui ménage une place à son épouse. Les anciens s’en seraient tenus à cette seule et unique figure sur laquelle ils auraient épuisé tout leur savoir. Mais les modernes veulent être riches ; ils ne sentent pas que la richesse est la mort du sublime. Pour me plier à leur mauvais goût, j’enrichis donc ; mais j’enrichis avec force, noblesse et grandeur. Je place au chevet du lit la Religion. Elle a un bras appuyé sur sa large croix. La main de

  1. Les projets insérés dans la Correspondance de Grimm (15 avril 1766), se trouvent déjà, mais moins développés, t. XIII, p. 72.