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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/243

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aimer, et mon cœur ne l’en dédit pas. Puisse ce bonheur et ce concert durer toujours ! Mais il durera, si dix à douze ans d’expérience suffisent pour me garantir l’avenir.

Le prince, le triste prince est tout étonné que je sois gai. Il ne sait pas que je suis accoutumé à vous perdre pour six mois. Faites donc que la belle dame s’accommode de votre terre et que nous ne nous quittions plus. Mais cette belle dame, comment a-t-elle supporté la route ? comment se porte-t-elle ? comment en a-t-elle usé avec vous, et vous avec elle ? Qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous fait ? Je voudrais bien avoir été à portée d’entendre tout ce que vous avez dit de moi chez M. Duclos, Je voudrais bien être à portée d’entendre tout ce que vous en direz à Isle ? Comme j’aurais été, comme je serais transporté de joie ! Vous croyez que j’aurais pu tenir dans ce petit coin qui m’aurait recelé ? que je ne me serais pas jeté sur maman, que je ne me serais pas jeté sur vous, sur la belle dame, sur Mme Duclos, et que je ne vous aurais pas toutes mangées de caresses ? Maman n’est pas bavarde comme vous ; elle ne dit qu’un mot, mais son mot est si bien dit, si bien choisi, si doux, qu’il vaut mieux que toutes vos phrases ! Chère amie, embrassez-la dix fois, vingt fois, pour moi.

Je la connais, cette maudite colique ! J’ai été une fois occupé dans ma vie à la soulager, et cela sur la même route. Vous avez bien fait de m’apprendre en même temps et le mal et la guérison. Rappelez-lui, à cette maman, qu’elle est destinée à nous pleurer tous, et qu’il ne faut pas qu’elle trompe d’un jour notre horoscope.

Comment avez-vous vécu à Isle avec la belle dame ? Le prince, à qui vous avez tourné la tête par vos bontés pour elle et pour lui, car c’est ainsi qu’il s’en explique, vous présente son respect. Je suis arrivé lundi au soir chez lui, tout à temps pour y lire une lettre de la belle dame, que je voudrais que vous eussiez ; car il m’est impossible de vous rendre la manière honnête, touchante et touchée dont elle parle de vous. Elle écrit fort bien, mais très-bien. C’est que le bon style est dans le cœur ; voilà pourquoi tant de femmes disent et écrivent comme des anges, sans avoir appris ni à dire ni à écrire, et pourquoi tant de pédants diront et écriront mal toute leur vie, quoiqu’ils n’aient cessé d’étudier sans apprendre.