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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/434

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grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les Aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne : cela me suffit.

Le sentiment de Saunderson n’est pas plus mon sentiment que le vôtre ; mais ce pourrait bien être parce que je vois. Ces rapports qui nous frappent si vivement n’ont pas le même éclat pour un aveugle : il vit dans une obscurité perpétuelle ; et cette obscurité doit ajouter beaucoup de force pour lui à ses raisons métaphysiques. C’est ordinairement pendant la nuit que s’élèvent les vapeurs qui obscurcissent en moi l’existence de Dieu ; le lever du soleil les dissipe toujours ; mais les ténèbres durent pour un aveugle, et le soleil ne se lève que pour ceux qui voient. Il ne faut pas que vous imaginiez que Saunderson dût apercevoir ce que vous eussiez aperçu à sa place : vous ne pouvez vous substituer à personne sans changer totalement l’état de la question.

Voici quelques raisonnements que je n’aurais pas manqué de prêter à Saunderson, sans la crainte que j’ai de ceux que vous m’avez si bien peints.

S’il n’y avait jamais eu d’êtres, lui aurais-je fait dire, il n’y en aurait jamais eu ; car pour se donner l’existence il faut agir, et pour agir il faut être : s’il n’y avait jamais eu que des êtres matériels, il n’y aurait jamais eu d’êtres spirituels ; car les êtres spirituels se seraient donné l’existence ou l’auraient reçue des êtres matériels, ils en seraient des modes ou du moins des

    nie un Dieu parce qu’il est né aveugle. Je me trompe peut-être ; mais j’aurais, à sa place, reconnu un être très-intelligent, qui m’aurait donné tant de suppléments de la vue, et en apercevant, par la pensée, des rapports infinis dans toutes les choses, j’aurais soupçonné un ouvrier infiniment habile. Il est fort impertinent de prétendre deviner ce qu’il est, et pourquoi il a fait tout ce qui existe ; mais il me paraît bien hardi de nier qu’il est. Je désire passionnément de m’entretenir avec vous, soit que vous pensiez être un de ses ouvrages, soit que vous pensiez être une portion nécessairement organisée d’une manière éternelle et nécessaire. Quelque chose que vous soyez, vous êtes une partie bien estimable de ce grand tout que je ne connais pas. Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas philosophique chez moi avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être, mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l’êtes. Comptez, monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j’ai l’honneur d’être, etc. »