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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/117

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n’auront aucun de vos préjugés ; et si je n’avais que vous en vue, je ne plairais peut-être pas à ceux-ci, et je risquerais de ne pas vous plaire longtemps à vous-mêmes. Je n’ai trouvé qu’un moyen de m’assurer la durée de votre éloge, quand je l’ai mérité ; de l’espérer, quand il m’a manqué ; de me consoler, quand j’en désespère : c’est d’avoir sous les yeux le grand juge qui nous jugera tous. »

Socrate disait aux Athéniens, lorsqu’il oubliait devant eux la cause de sa vie pour plaider celle de leur honneur : « Athéniens, je sais bien comment on vous fléchit, comment on vous touche, comment on obtient grâce de vous ; mais j’aime mieux périr que de recourir à des moyens que je ne blâme pas dans les autres, mais qui ne vont point à mon caractère. C’est quand je ne serai plus que vous vous rappellerez ma conduite et mes discours. Athéniens, vous me regretterez. » Est-ce que nous ne sommes pas tous deux dans Athènes ? Est-ce que le même dernier exil ne nous attend pas ? Est-ce qu’il ne nous est pas doux de jouir par anticipation des regrets d’une patrie ingrate ? Heureux celui que cette idée accompagne jusqu’aux portes de la ville !

Je voudrais bien savoir si un homme un peu jaloux de la considération présente, qui aimerait le repos et l’éloge comptant, qui connaîtrait, comme Socrate, le côté faible de ses concitoyens, et le moyen infaillible de jouir de leur suffrage, et qui serait bien net de l’illusion prétendue de la postérité, braverait aussi intrépidement le jugement, le mépris, la haine, les dégoûts qui l’attendent infailliblement, que celui qui se dit fièrement à lui-même : Après tout il n’y a que le vrai, le bon et le beau qui subsistent, et j’aime mieux des persécutions présentes qui honoreront ma mémoire que des éloges et des récompenses qui la flétriront. Il y a des hommes qui ont ainsi raisonné avec eux-mêmes et dont les actions n’auraient peut-être pas été conséquentes à leurs principes, s’ils n’avaient envisagé que le moment. Et vous appelez ces hommes-là des fous, des insensés, soit. Mais apprenez-moi du moins la différence de l’insensé et du héros.

Celui qui a bien fait pour la postérité ne peut que gagner aux vicissitudes du présent, et celui qui a mal fait, pour elle, ne peut qu’y perdre.