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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/195

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trez-leur, ainsi que vous l’avez projeté[1], votre héros sur un cheval fougueux gravissant ce rocher escarpé qui lui sert de base, et chassant la barbarie devant lui ; faites sortir des nappes d’une eau limpide d’entre les fentes de ce rocher, rassemblez ces eaux dans un bassin rustique et sauvage, pourvoyez à l’utilité publique sans nuire à la poésie ; que je voie la barbarie les cheveux à demi épars, à demi nattés, le corps couvert d’une peau de bête, tournant ses yeux hagards et menaçant votre héros, effrayée et prête à être refoulée sous les pieds de son coursier ; que je voie d’un côté l’amour des peuples, les bras levés vers leur législateur, le suivre de l’œil et le combler de bénédictions. Que de l’autre je voie le symbole de la nation couché à terre et jouissant tranquillement de l’aisance, du repos et de la sécurité. Que ces figures placées entre les masses escarpées qui borderont votre bassin forment un tout sublime, et présentent de toutes parts un spectacle intéressant. Ne négligez aucune vérité, imaginez, exécutez le plus grand monument qu’il y ait au monde. Mais faut-il vous en aller à sept cents lieues de nous pour cela ? Renfermez-vous seulement quelques jours dans votre atelier ; encore une fois, qui est-ce qui peut vous en arracher ? Je vais vous le dire : la gloire, mon ami, le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité. Vous vous attendez à votre insu que, l’axe de la terre s’inclinant de siècle en siècle d’une seconde sur le plan de l’écliptique, couvre de glaces les contrées que le soleil brûle à présent de ses regards perpendiculaires, et expose aux rayons perpendiculaires du soleil les contrées qu’ils effleurent à présent. Vous vous promettez sans vous en apercevoir que dans quelques millions d’années on tirera des profondeurs de la terre, parmi les débris de toute espèce, quelque fragment de bronze que vos mains auront travaillé et sur lequel on lira : Falconet fecit, et vous voilà vous adressant aussi à cette postérité que vous regardiez tout à l’heure avec tant de dédain[2].

  1. Ces mots ont été ajoutés par Falconet.
  2. « Oui, du bronze passe à la postérité. Si vous ne disiez que cela, je sourirais. Mais vous me parlez des amis dont je m’éloigne. Diderot ! vous qui me l’avez conseillé ! Pouvez-vous rappeler ces heures d’intimité si douces ! Mais qui verra votre czar ? Si vous étiez à Saint-Pétersbourg ; si vous saviez quel prix S. M. I. met à son suffrage, vous diriez : Catherine verra votre czar ; et la dispute sur la postérité serait finie. Eh ! disputeur éternel, vous le verrez vous-même aussi si vous voulez.

    « L’exécution du monument sera simple. La barbarie, l’amour des peuples et le symbole de la nation n’y seront point. Ces figures eussent peut-être jeté plus de poésie dans l’ouvrage ; mais dans mon métier, quand on a cinquante ans, il faut simplifier la pièce si on veut aller jusqu’au dernier acte. Ajoutez que Pierre le Grand est lui-même son sujet et son attribut ; il n’y a qu’à le montrer. Je m’en tiens donc à la statue de ce héros, que je n’envisage ni comme grand capitaine, ni comme conquérant, quoiqu’il le fût sans doute. Une plus belle image à montrer aux hommes est celle du créateur, du législateur, du bienfaiteur de son pays.

    « Que le sculpteur, d’intelligence avec les souverains qui ont bien mérité de leurs peuples, n’en montre l’image que de manière à rappeler leurs vertus, et fixer, pour ainsi dire, à un seul point de ralliement les hommages de la reconnaissance. Mon czar ne tient point un bâton ; il étend sa main droite bienfaisante sur son pays qu’il parcourt. Il franchit ce rocher qui lui sert de base ; emblème des difficultés qu’il surmonta. Ainsi cette main paternelle, ce galop sur cette roche escarpée, voilà le sujet que Pierre le Grand me donne. La nature et les hommes lui opposaient les difficultés les plus rebutantes ; la force et la ténacité de son génie les surmontèrent, il fit promptement le bien qu’on ne voulait pas.

    « Point de grille autour de Pierre le Grand ; pourquoi le mettre en cage ? S’il faut garantir le marbre et le bronze des fous et des enfants, il y a des sentinelles dans l’empire. Vous savez que je ne l’habille pas plus à la romaine que je n’habillerais Jules César ou Scipion à la russe. Voilà, ce me semble, une belle complaisance pour votre chère amie la postérité. En attendant son remerciement, je serai content si j’ai mérité le vôtre et celui des contemporains qui vous ressemblent.

    « Pour le mériter, je me livre entièrement à mon objet, et ma grande inquiétude est de répondre aux bontés inattendues que Sa Majesté daigne avoir pour moi. Diderot, vous n’ignorez pas comment cette femme singulière sait élever le mérite et les talents. Je travaille, je suis tranquille, rien de ce qui m’environne n’est disposé à me causer du découragement. Les beaux-arts ne sont pas encore assez avancés en Russie pour y trouver toutes prêtes de ces ressources qui traversent avec bonne intention une idée simple et grande. Le goût usé et maniéré de certains merveilleux mal instruits bourdonne ailleurs, autour de l’homme qui s’élève. Je n’ai trouve ici qu’un ou deux Français gens d’esprit, qui aient cherché à me faire de ces observations ineptes sur la statue de Pierre le Grand. La souveraine est bien loin de penser comme un ou deux de ces Français-là.

    « Il se peut que dans un pays qui n’était, il y a soixante-quatre ans, que forêts et déserts marécageux, chez une nation alors prodigieusement ignorante et barbare, il y ait des cerveaux encore fermes aux productions du génie et de l’imagination. Il se peut même qu’il y ait déjà quelques goûts blasés. Mais ces derniers sont la très-petite exception ; ailleurs l’exception est le contraire.

    « Pour l’inconstance, la finesse et quelques autres qualités qui, dit-on, caractérisent cette nation, je puis bien les entrevoir ; mais je parviendrai difficilement à les connaître ; l’ignorance de la langue, mes occupations sédentaires et mon peu de besoin de vivre avec les Russes, m’en empêcheront toujours. Si j’avais pris mes degrés sous l’arbre de Cracovie, j’userais du beau et universel privilège d’assurer ce que je ne sais pas. Je vous dirais de belles choses sur la foi d’autrui.

    « Le sol produit encore du sauvageon sans doute, mais vaut-il moins que l’arbre dont la sève usée se tourne en gomme, en quelque fruit de mauvais goût, et qui ne forme plus un beau couvert ? Si je rencontrais des automates qui ne m’aperçussent pas, je les laisserais passer, ou plutôt je passerais sans chercher vainement à déranger leurs ressorts. S’il se trouvait de ces cerveaux mal timbrés qui ne laissent pas volontiers les gens en repos, je regarderais la lune et je dirais : Le bruit que certains individus lui adressent n’interrompt point son cours : suivons le nôtre. Jamais vérité ne s’est dite, jamais rien de grand ne s’est fait sans plus ou moins d’opposition ; Pierre en est une preuve. Ce soleil ne s’est point élevé sans que beaucoup de vapeurs n’aient tâché d’obscurcir sa lumière. Mais, mon ami, vous supposez bien que j’admets toujours la liberté de donner des avis, l’honnêteté de les écouter tous, et la judicieuse docilité de suivre les bons autant qu’il est possible. » .