Aller au contenu

Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/371

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bon fils, homme bien reconnaissant et bien tendre, et il me semble que j’ai ces deux qualités. On n’éprouverait plus cette joie bruyante ; l’âme ne s’ouvrirait que par intervalle ; mais le rayon de gaieté qui s’en échapperait, semblable au rayon de lumière qui descend du ciel dans un jour nébuleux et couvert, n’en aurait que plus d’éclat et d’effet. Celui de notre tristesse sur les autres est bien singulier. N’avez-vous pas remarqué quelquefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s’il arrive que dans un temps serein un nuage vienne à s’arrêter sur un endroit qu’ils faisaient retentir de leur ramage ? Un habit de deuil dans la société, c’est le nuage qui cause en passant le silence momentané des oiseaux. Il passe et le chant recommence.

Comment vous portez-vous aujourd’hui ? Avez-vous bien dormi ? Dormez-vous quelquefois comme moi, les bras ouverts ? Que vos regards étaient tendres hier ! combien ils le sont depuis quelque temps ! Ah ! Sophie, vous ne m’aimiez pas assez, si vous m’aimez aujourd’hui davantage..... Si vous m’avez écrit un petit mot, je saurai comment le reste de la soirée d’hier s’est passé..... Mais lisez donc l’histoire de cet abbé de Prades[1]… Quel abominable homme ! malheureusement il y en a beaucoup de pareils..... Bonjour, ma tendre amie ; je vous embrasse ; je vous aime toujours ; ils n’en croiront rien ; mais cela sera en dépit de tous les proverbes, fussent-ils de Salomon ! Cet homme-là avait trop de femmes pour entendre quelque chose à l’âme de l’homme de bien, qui n’en estime et n’en aime qu’une.


VI


… juillet 1759.


Je ne saurais m’en aller d’ici sans vous dire un petit mot. Hé bien ! mon amie, vous comptez donc beaucoup sur moi ! votre bonheur, votre vie sont donc liés à la durée de ma ten-

  1. Voir t. I, p. 431 et suiv., la notice sur l’Apologie de l’abbé de Prades, dont Diderot écrivit la troisième partie.