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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/382

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temps que nous. Nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus, nous nous replions sur nous : c’est ce sentiment secret qui nous rend leur présence si chère : par leur existence ils nous rassurent sur la nôtre. Il est certain que j’ai eu grand plaisir à reconnaître et à embrasser quelques-uns de ceux avec qui j’avais reçu des férules au collège, et que j’avais presque oubliés. Il semble qu’on revienne en arrière et que l’on redevienne jeune en les voyant. J’ai entendu prêcher la Saint-Dominique par un d’eux, pas trop mal ; ils ont du feu, des idées, que j’aime encore mieux singulières que plates. D’ailleurs, je m’amuse à mesurer, par ce qu’ils sont, la distance d’un esprit brut à un esprit cultivé, et je vois ce qu’ils auraient été si des circonstances plus heureuses les avaient favorisés.

J’ai rencontré ici quelques hommes bien décidés et bien nets sur le grand préjugé ; et ce qui m’a fait un plaisir singulier, c’est qu’ils tiennent un rang parmi les honnêtes gens.

Mais de quoi vous entretiens-je là ? Ne connaissez-vous pas la province aussi bien que moi ? Je me venge de votre silence, sans m’en apercevoir. Écrivez-moi donc, si vous voulez que je vous dise combien je vous aime. Toutes les lettres qui ne seront pas en réponse aux vôtres seront froides, je vous en avertis. S’il me vient au bout de la plume un mot qui soit doux, crac, je le supprime. Je ne pourrai jamais forcer ce cœur à se taire ; il faut qu’il tressaille et qu’il s’échauffe au nom de ma Sophie. Mais vous ignorez ce qu’il me suggère ; eh non, vous ne l’ignorez pas, vous le retrouverez au fond du vôtre. Adieu, ma bonne, ma tendre, ma sensible amie ; adieu. Cette lettre sera l’avant-dernière. Je pourvoirai à ce que les vôtres, s’il m’en vient pendant mon absence, soient renvoyées à Paris, à l’adresse de M. *** ; on y joindra celles de Grimm. Présentez mon respect à M. *** ; rappelez-moi à Mlle Boileau, à l’abbé Le Monnier, à M. *** et à M. de Prisye.

Il est devant moi, ce portrait. Je ne saurais en approcher les lèvres ; à peine l’aperçois-je à travers les fractures de la glace ! Avez-vous vu quelquefois la lune ? J’ai préféré la lune au soleil en faveur de M. *** qui en aura plus d’indulgence pour ma comparaison. L’avez-vue quelquefois couverte d’un nuage que sa lumière élancée par rayons épars cherche à dissiper ? Eh bien, c’est mon portrait et la glace rompue. Cela est pour-