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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/393

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sans cesse descendre ou monter ; mais elle est bien agréable pour le voyageur. Me voilà à Guémont, c’est de là que je vous écris avec la plume du curé tout ce qui me passe par la tête. Demain à Joinville, de bonne heure ; à Saint-Dizier, à dîner ; de Saint-Dizier à Isle, s’il se peut, dans le même jour, ou samedi dans la matinée, si c’est aujourd’hui jeudi, comme je crois ; car je ne sais jamais bien le jour que je vis. Je vous aime tous les jours, et je ne distingue que celui où je me crois plus aimé.

Il est à peu près dix heures du soir ; mes draps sont mis ; on me les a promis blancs. Ces gens-là ne me tromperont pas. Je dormirai donc tout à l’heure. Bonsoir, ma Sophie ; bonsoir, sa chère sœur ; si c’est demain jour de poste à Joinville ou à Saint-Dizier, ce griffonnage partira. Je ne pense pas qu’on me retienne à Isle. On paraît trop pressé de vous rejoindre. Dieu veuille que cet empressement dure ! S’il était réel, mes délais ont dû l’augmenter, mais on n’y connaît rien. Après-demain, Circé m’aura en sa puissance. Non, non, ma Sophie me garde, et celui que ma Sophie garde est bien gardé. Bonsoir, toutes les deux. À propos, vos dodos se touchent-ils encore ? Je voudrais bien savoir cela. Je pourrais avoir à Isle des scrupules que cela m’aiderait à lever. Il me vient une bonne folie par la tête, c’est qu’on me fera coucher dans votre chambre. Madame votre mère est capable de cet effort-là. Ne m’avez-vous pas dit que cette chambre était parquetée ? Mais je serai encore demain à ma lettre, si je m’y opiniâtre ; c’est comme si j’étais à côté de vous ; combien de fois je me suis levé et vous ai dit bonsoir à neuf heures, et n’étais pas encore parti à minuit ! On n’entend rien aux amants ! Ils semblent n’être pas faits pour être toujours ensemble, ni pour être séparés ; toujours ensemble, on dit qu’ils s’useraient ; séparés, ils souffrent trop. Bonsoir pourtant, et pour la dernière fois.


XIV


Saint-Dizier, 19 août 1759.


Me voilà hors de ce village appelé Guémont. Je n’y ai pas fermé l’œil ; des bêtes, je ne sais quelles, m’ont mangé toute la