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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/412

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projetez un voyage à Wesel[1], dans un temps où vous leur étiez nécessaire ici ; ils ne vous retiennent point ; au contraire, vous manquez d’argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents louis ; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au bout de ce terme assez long, vous songez à vous acquitter. Que font-ils ? Ils vous remettent votre billet déchiré, et ils paraissent trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procédés que cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir qu’eux pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est une bagatelle qui ne mérite pas l’attention d’un philosophe comme vous. Vous débauchez leurs travailleurs, vous les jetez dans un monde d’embarras dont ils ne se tireront pas sitôt. Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous un moment. Ils sont dans la nécessité de s’adresser au public ; il faut voir comment ils vous ménagent et me sacrifient. — C’est une injustice. — Il est vrai, mais ce n’est pas à vous à le leur reprocher. Ce n’est pas tout. Il vous vient en fantaisie de recueillir différents morceaux épars dans l’Encyclopédie ; rien n’est plus contraire à leurs intérêts ; ils vous le représentent, vous insistez, l’édition se fait, ils en avancent les frais, et vous en partagez le profit[2]. Il semblait qu’après avoir payé deux fois votre ouvrage ils étaient en droit de le regarder comme le leur. Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient pas. — Ils m’ont donné mille sujets de mécontentement. — Quelle défaite ! Il n’y a point de petites choses entre amis. Tout se pèse, parce que l’amitié est un commerce de pureté et de délicatesse ; mais les libraires, sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horrible. S’ils ne le sont pas, vous n’avez rien à leur objecter. Savez-vous, d’Alembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous ? Au public. S’ils faisaient un manifeste, et qu’ils le prissent pour arbitre, croyez-vous qu’il prononçât en votre faveur ? non, mon ami ; il laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez couvert de honte. — Quoi, Diderot, c’est vous qui prenez le parti des libraires ! — Les torts qu’ils ont avec moi ne m’empêchent

  1. En 1752, le roi de Prusse, qui s’y trouvait, avait engagé d’Alembert à s’y rendre de son côté.
  2. Mélanges de littérature et de philosophie, 1750, 5 vol. in-12.