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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/474

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dames s’étaient déshabillées. Nous avons commencé le piquet d’institution. Après le souper, elles se sont retirées, et nous avons un peu philosophé, debout, le bougeoir à la main. La bonne conversation que je vous rendrais, si j’en avais le loisir ! Il s’agissait des Chinois. Le père Hoop et le Baron en sont enthousiastes, et il y a de quoi l’être, si ce que l’on raconte de la sagesse de ces peuples est vrai ; mais j’ai peu de foi aux nations sages.

Entre autres choses, imaginez un peuple où les lois auraient assigné des récompenses aux actions vertueuses, et où le monarque serait subordonné à un conseil de censeurs qui le gourmanderaient quand il ferait mal, et qui écriraient son histoire de son vivant.

Ce conseil, à la Chine, est composé de douze mandarins. Ils s’assemblent tous les jours. Il y a dans le lieu de leur assemblée un grand coffre cerclé de fer et percé en dessus d’une couverture par laquelle on jette les mémoires paraphés qui serviront à l’histoire du règne. Ces mémoires forment déjà une collection de trois à quatre cents volumes.

Le père de celui qui gouverne à présent voulut savoir comment il était traité dans ces mémoires. Cette curiosité est d’un méchant ; un homme de bien ne l’aurait point eue. Il fit ouvrir le coffre sacré, et il trouva que l’injustice de son administration y était peinte des couleurs les plus fortes. Aussitôt il entre en fureur ; il appelle le chef du conseil, lui reproche sa témérité et lui fait couper la tête. Cette atrocité ne fut pas oubliée dans les mémoires déposés le jour suivant, et le nouveau président du conseil eut encore la tête coupée ; celui qui succéda subit le même sort. Le quatrième se transporta devant la bête féroce ; il était précédé d’un esclave qui portait son cercueil ; et voici comment il parla : « Tu vois que je ne crains pas la mort, car voilà la bière et ma tête. C’est en vain que tu espères imposer silence à la vérité ; il restera toujours une voix qui parlera malgré toi. Ordonne qu’on me frappe ; j’aime mieux être mort que de vivre sous un maître qui a résolu d’égorger tous les honnêtes gens de son empire. »

Le monarque, frappé de l’intrépidité de ce mandarin, s’arrêta et devint meilleur ; et quand il fut meilleur, je gage qu’il ne fit plus ouvrir le coffre.