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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/71

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laissé crucifier pour les hommes. Moi qui regarde les mœurs comme le fondement le plus sûr, peut-être le seul, du bonheur d’un peuple, le garant le plus évident de sa durée, je souffrirai qu’on répande des principes qui les attaquent, qui les flétrissent ? — Vous le souffrirez. — J’abandonnerai à la discussion téméraire d’un fanatique, d’un enthousiaste, nos usages, nos lois, notre gouvernement, les objets de la terre les plus sacrés, la sécurité de mon souverain, le repos de mes concitoyens ? — Cela est dur, j’en conviens, mais vous en viendrez là, oui, vous en viendrez là tôt ou tard, avec le regret de ne l’avoir pas osé plus tôt.

Il ne s’agit pas ici, monsieur, de ce qui serait le mieux, il n’est pas question de ce que nous désirons tous les deux, mais de ce que vous pouvez, et nous disons l’un et l’autre du plus profond de notre âme : « Périssent, périssent à jamais les ouvrages qui tendent à rendre l’homme abruti, furieux, pervers, corrompu, méchant ! » Mais pouvez vous empêcher qu’on écrive ? — Non. — Eh bien ! vous ne pouvez pas plus empêcher qu’un écrit ne s’imprime et ne devienne en peu de temps aussi commun et beaucoup plus recherché, vendu, lu, que si vous l’aviez tacitement permis.

Bordez, monsieur, toutes vos frontières de soldats, armez-les de baïonnettes pour repousser tous les livres dangereux qui se présenteront, et ces livres, pardonnez-moi l’expression, passeront entre leurs jambes ou sauteront par-dessus leurs têtes, et nous parviendront.

Citez-moi, je vous prie, un de ces ouvrages dangereux, proscrit, qui imprimé clandestinement chez l’étranger ou dans le royaume, n’ait été en moins de quatre mois aussi commun qu’un livre privilégié ? Quel livre plus contraire aux bonnes mœurs, à la religion, aux idées reçues de philosophie et d’administration, en un mot à tous les préjugés vulgaires, et par conséquent plus dangereux que les Lettres persanes ? que nous reste-t-il à faire de pis ? Cependant il y a cent éditions des Lettres persanes et il n’y a pas un écolier des Quatre-Nations qui n’en trouve un exemplaire sur le quai pour ses douze sous. Qui est-ce qui n’a pas son Juvénal ou son Pétrone traduits ? Les réimpressions du Décaméron de Boccace, des Contes de La Fontaine, des romans de Crébillon, ne sauraient