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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/163

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qu’on appelle loupe. Le Forgeron souleve la loupe de tems en tems avec son ringard pour la mettre au-dessus de la sphere du vent, & l’empêcher de tomber au fond du creuset. En la soulevant, il donne encore moyen au charbon de remplir le fond du creuset, & de servir d’appui à la loupe élevée. Cette loupe reste cinq à six heures dans le feu, tant à se former qu’à se cuire. Quand on la retire du feu, on remarque que c’est une masse de fer toute boursouflée, spongieuse, pleine de charbons & de matiere vitrifiée. On la porte toute rouge sous le martinet, par le moyen duquel on la coupe en quatre grosses parts, chacune comme la tête d’un enfant. Si on casse une de ces loupes à froid, son intérieur présente des lames assez larges & très-brillantes, comme on en voit au bon fer forgé.

On rapporte une des quatre parts de la loupe au même feu, on la pose sur les charbons, on la recouvre d’autres charbons ; elle est placée un peu au-dessus de la tuyere. On la fait rougir fortement pendant trois ou quatre heures. On la porte ensuite sous le martinet ; on la bat, & on lui donne une forme quarrée. On la remet encore au feu assujettie dans une tenaille qui sert à la gouverner, & à l’empêcher de prendre, dans le creuset, des places qui ne lui conviendroient pas. Après une demi-heure elle est toute pénétrée de feu. On la pousse jusqu’au rouge-blanc ; on la retire, on la roule dans le sable, on lui donne quelques coups de marteau à main, puis on la porte sous le martinet. On forge toute la partie qui est hors de la tenaille ; on lui donne une forme quarrée de deux pouces de diametre, sur trois ou quatre de long ; & on la reprend, par ce bout forgé, avec les mêmes tenailles pour faire une semblable opération sur la partie qui étoit enfermée dans les tenailles. Cette manœuvre se réitere trois ou quatre fois, jusqu’à ce que le Forgeron sente que sa matiere se forge aisément, sans se fendre ni casser. Toute cette opération demande encore une grande expérience de main & d’œil pour ménager le fer en le forgeant, & juger, à la couleur, du degré de chaleur qu’il doit avoir pour être forgé.

Après toutes ces opérations, on le forge fortement sous le martinet. Il est en état de n’être plus ménagé : on l’allonge en une barre de deux piés & demi ou trois piés, qu’on coupe encore en deux parties, & qu’on remet ensemble au même feu, saisies chacune dans une tenaille différente ; on les pousse jusqu’au rouge-blanc, & on les allonge encore en barres plus longues & plus menues, qu’on jette aussitôt dans l’eau pour les tremper.

Jusques-là ce n’est encore que de l’acier brut, bon pour des instrumens grossiers comme bêches, socs de charrues, pioches, &c. dans cet état il a le grain gros, & est encore mêlé de fer. On porte ces barres d’acier brut dans une autre usine, qu’on appelle Affinerie. Quand elles y sont arrivées, on les casse en morceaux de la longueur de cinq à six pouces ; on remplit alors le creuset de charbon de terre jusqu’un peu au-dessus de la tuyere, observant de ne la pas boucher. On tape le charbon pour le presser & en faire un lit solide sur lequel on arrange ces derniers morceaux en forme de grillage, posés les uns sur les autres par leurs extrémités, sans que les côtés se touchent ; on en met jusqu’à quatre ou cinq rangs en hauteur, ce qui forme un prisme, qu’on voit en A, Planche de l’Acier ; puis on environne le tout de charbon de terre pilé & mouillé, ce qui forme une croûte ou calotte autour de ce petit édifice. Cette croûte dure autant que le reste de l’opération, parce qu’on a soin de l’entretenir & de la renouveller à mesure que le feu la détruit. Son usage est de concentrer la chaleur & de donner un feu de reverbere. Après trois ou quatre heures, les morceaux

sont suffisamment chauds ; on les porte, les uns après les autres sous le martinet, où on les allonge en lames plates, que l’on trempe aussi-tôt qu’elles sortent de dessous le martinet. On observe cependant d’en tirer deux plus fortes & plus épaisses que les autres, auxquelles on donne une légere courbure, & que l’on ne trempe point. Le grain de ces lames est un peu plus fin que celui de l’acier brut.

Ces lames sont encore brisées en morceaux de toutes longueurs ; il n’y a que les deux fortes qui restent comme elles sont. On rassemble tous les autres fragmens ; on les rejoint bout à bout & plat contre plat, & on les enchâsse entre les deux longues lames non trempées. Le tout est saisi dans des tenailles, comme on voit Fig. B. même Planche, & porté à un feu de charbon de terre comme le précédent. On pousse cette matiere à grand feu ; & quand on juge qu’elle y a demeuré assez long-tems, on la porte sous le martinet. On ne lui fait supporter d’abord que des coups légers, qui sont précédés de quelques coups de marteau à main. Il n’est alors question que de rapprocher les fragmens les uns des autres, & de les souder. On reporte cette pince au feu, on la pousse encore au rouge-blanc, on la reporte sous le martinet ; on la frappe un peu plus fort que la premiere fois ; on allonge les parties des fragmens qui saillent hors de la pince ; on leur fait prendre par le bout la figure d’un prisme quarré. (Voyez la fig. C, même Planche.) On retire cette masse avec des pinces ; on la saisit avec une tenaille par le prisme quarré, & l’on fait souffrir au reste le même travail : c’est ainsi que l’on s’y prend pour faire du tout une longue barre que l’on replie encore une fois sur elle-même pour la souder derechef ; du nouveau prisme qui en provient, on forme des barres d’un pouce ou d’un demi pouce d’équarrissage, que l’on trempe & qui sont converties en acier parfait. La perfection de l’acier dépend, en grande partie, de la derniere opération. Le fer, ou plûtôt l’étoffe faite de petits fragmens, veut être tenue dans un feu violent, arrosée souvent d’argile pulvérisée, pour l’empêcher de brûler, & mise fréquemment sous le marteau, & du marteau au feu. On voit (même Planch. fig. D.) le prisme tiré en barres pour la derniere fois par le moyen du martinet.

Voilà la fabrication de l’acier naturel dans son plus grand détail. Nous n’avons omis que les choses que le discours ne peut rendre, & que l’expérience seule apprend. De ces choses, voici les principales.

Il faut 1°. savoir gouverner le feu ; tenir les loupes entre la fusion & la non fusion. 2°. Conduire avec ménagement le vent des soufflets ; le forcer & le rallentir à propos. 3°. Manier comme il convient la matiere sous le martinet, sans quoi elle sera mise en pieces. Ajoûtez à cela une infinité d’autres notions, comme celles de la trempe, de l’épaisseur des barres, des chaudes, de la couleur de la matiere en feu, &c.

Après toutes ces opérations, on ne conçoit pas comment l’acier peut être à si bon marché : mais il faut savoir qu’elles se font avec une vîtesse extrème, & que le travail est infiniment abregé pour les hommes, par les machines qu’ils emploient. L’eau & le feu les soulagent à tout moment ; le feu qui amollit la matiere, l’eau qui meut le martinet qui la bat. Les Ouvriers n’ont presque que la peine de diriger ces agens : c’en est encore bien assez.

Il y a d’autres manieres de fabriquer l’acier naturel, dont nous allons faire mention le plus briévement qu’il nous sera possible. Proche d’Hedmore, dans la Dalécarlie, on trouve une très-belle aciérie. La veine est noire, peu compacte & formée de grains ferrugineux. On la réduit aisément en poudre sous les doigts ; elle est lourde & donne un fer