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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/37

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même osé prêter à la Philosophie les ornemens qui sembloient lui être les plus étrangers ; & qu’elle paroissoit devoir s’interdire le plus séverement ; & cette hardiesse a été justifiée par le succès le plus général & le plus flateur. Mais semblable à tous les Écrivains originaux, il a laissé bien loin derriere lui ceux qui ont crû pouvoir l’imiter.

L’Auteur de l’Histoire Naturelle a suivi une route différente. Rival de Platon & de Lucrece, il a répandu dans son Ouvrage, dont la réputation croît de jour en jour, cette noblesse & cette élévation de style qui sont si propres aux matieres philosophiques, & qui dans les écrits du Sage doivent être la peinture de son ame.

Cependant la Philosophie, en songeant à plaire, paroît n’avoir pas oublié qu’elle est principalement faite pour instruire ; c’est par cette raison que le goût des systèmes, plus propre à flater l’imagination qu’à éclairer la raison, est aujourd’hui presqu’absolument banni des bons Ouvrages. Un de nos meilleurs Philosophes semble lui avoir porté les derniers coups[1]. L’esprit d’hypothese & de conjecture pouvoit être autrefois fort utile, & avoit même été nécessaire pour la renaissance de la Philosophie ; parce qu’alors il s’agissoit encore moins de bien penser, que d’apprendre à penser par soi-même. Mais les tems sont changés, & un Écrivain qui feroit parmi nous l’éloge des Systèmes viendroit trop tard. Les avantages que cet esprit peut procurer maintenant sont en trop petit nombre pour balancer les inconvéniens qui en résultent ; & si on prétend prouver l’utilité des Systèmes par un très-petit nombre de découvertes qu’ils ont occasionnées autrefois, on pourroit de même conseiller à nos Géometres de s’appliquer à la quadrature du cercle, parce que les efforts de plusieurs Mathématiciens pour la trouver, nous ont produit quelques théorèmes. L’esprit de Système est dans la Physique ce que la Métaphysique est dans la Géométrie. S’il est quelquefois nécessaire pour nous mettre dans le chemin de la vérité, il est presque toûjours incapable de nous y conduire par lui-même. Éclairé par l’observation de la Nature, il peut entrevoir les causes des phénomenes : mais c’est au calcul à assûrer pour ainsi dire l’existence de ces causes, en déterminant exactement les effets qu’elles peuvent produire, & en comparant ces effets avec ceux que l’expérience nous découvre. Toute hypothese dénuée d’un tel secours acquiert rarement ce degré de certitude, qu’on doit toûjours chercher dans les Sciences naturelles, & qui néanmoins se trouve si peu dans ces conjectures frivoles qu’on honore du nom de Systèmes. S’il ne pouvoit y en avoir que de cette espece, le principal mérite du Physicien seroit, à proprement parler, d’avoir l’esprit de Système, & de n’en faire jamais. À l’égard de l’usage des Systèmes dans les autres Sciences, mille expériences prouvent combien il est dangereux.

La Physique est donc uniquement bornée aux observations & aux calculs ; la Medecine à l’histoire du corps humain, de ses maladies, & de leurs remedes ; l’Histoire Naturelle à la description détaillée des végétaux, des animaux, & des minéraux ; la Chimie à la composition & à la décomposition expérimentale des corps : en un mot, toutes les Sciences renfermées dans les faits autant qu’il leur est possible, & dans les conséquences qu’on en peut déduire, n’accordent rien à l’opinion, que quand elles y sont forcées. Je ne parle point de la Géométrie, de l’Astronomie, & de la Méchanique, destinées par leur nature à aller toûjours en se perfectionnant de plus en plus.

On abuse des meilleures choses. Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd’hui, qui veut tout voir & ne rien supposer, s’est répandu jusques dans les Belles-Lettres ; on prétend même qu’il est nuisible à leurs progrès, & il est difficile de se le dissimuler. Notre siecle porté à la combinaison & à l’analyse, semble vouloir introduire les discussions froides & didactiques dans les choses de sentiment. Ce n’est pas que les passions & le goût n’ayent une Logique qui leur appartient : mais cette Logique a des principes tout différens de ceux de la Logique ordinaire : ce sont ces principes qu’il faut démêler en nous, & c’est, il faut l’avoüer, dequoi une Philosophie commune est peu capable. Livrée toute entiere à l’examen des perceptions tranquilles de l’ame, il lui est bien plus facile d’en démêler les nuances que celles de nos passions, ou en général des sentimens vifs qui nous affectent ; & comment cette espece de sentimens ne seroit-elle pas difficile à analyser avec justesse ? Si d’un côté, il faut se livrer à eux pour les connoître, de l’autre, le tems où l’ame en est affectée est celui où elle peut les étudier le moins. Il faut pourtant convenir que cet esprit de discussion a contribué à affranchir notre littérature de l’admiration aveugle des Anciens ; il nous a appris à n’estimer en eux que les beautés que nous serions contraints d’admirer dans les Modernes. Mais c’est peut-être aussi à la même source que nous devons je ne sais quelle Métaphysique du cœur, qui s’est emparée de nos théatres ; s’il ne falloit pas l’en bannir entierement, encore moins falloit-il l’y laisser régner. Cette anatomie de l’ame s’est glissée jusque dans nos conversations ; on y disserte, on n’y parle plus ; & nos sociétés ont perdu leurs principaux agrémens, la chaleur & la gaieté.

  1. M. l’Abbé de Condillac, de l’Académie royale des Sciences de Prusse, dans son Traité des Systémes.