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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/872

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dit-il, celle qui est l’effet d’une discipline religieuse, ne sera sans la bienveillance qu’une misérable figure : elle pourra peut-être faire des prodiges parmi le vulgaire. Le diable & l’enfer peuvent faire effet sur des esprits de cet ordre, lorsque la prison & la potence ne peuvent rien : mais le caractere de ceux qui sont polis & bienveillans, est fort différent ; ils sont si éloignés de cette simplicité puérile, qu’au lieu de régler leur conduite dans la société par l’idée des peines & des récompenses futures, ils font voir évidemment par tout le cours de leur vie, qu’ils ne regardent ces notions pieuses que comme des contes propres à amuser les enfans & le vulgaire ». Je ne demanderai point où étoit la religion de ce citoyen zélé lorsqu’il parloit de la sorte, mais où étoient sa prudence & sa politique ; car s’il est vrai, comme il le dit, que le diable & l’enfer ont tant d’effet, lors même que la prison & la potence sont inefficaces, pourquoi donc cet homme qui aimoit sa patrie, vouloit-il ôter un frein si nécessaire pour retenir la multitude & en restraindre les excès ? si ce n’étoit pas son dessein, pourquoi donc tourner la religion en ridicule ? Si son intention étoit de rendre tous les Anglois polis & bienveillans, il pouvoit aussi-bien se proposer de les faire tous mylords.

Strabon dit qu’il est impossible de gouverner le commun du peuple par les principes de la Philosophie ; qu’on ne peut faire d’impression sur lui que par le moyen de la superstition, dont les fictions & les prodiges sont la base & le soûtien ; que c’est pour cela que les législateurs ont fait usage de ce qu’enseigne la fable sur le tonnerre de Jupiter, l’égide de Minerve, le trident de Neptune, le thyrse de Bacchus, les serpens & les torches des Furies ; & de tout le reste des fictions de l’ancienne théologie, comme d’un épouvantail propre à frapper de terreur les imaginations puériles de la multitude.

Pline le naturaliste reconnoît qu’il est nécessaire pour le soûtien de la société, que les hommes croyent que les dieux interviennent dans les affaires du genre humain ; & que les châtimens dont ils punissent les coupables, quoique lents à cause de la diversité des soins qu’exige le gouvernement d’un si vaste univers, sont néanmoins certains & qu’on ne peut s’y soustraire.

Pour ne point trop multiplier les citations, je finirai par rapporter le préambule des lois du philosophe Romain ; comme il fait profession d’imiter Platon, qu’il en adopte les sentimens & souvent les expressions, nous connoîtrons par-là ce que pensoit ce Philosophe sur l’influence de la religion par rapport à la société : « Les peuples avant tout doivent être fermement persuadés de la puissance & du gouvernement des dieux, qu’ils font les souverains & les maîtres de l’univers, que tout est dirigé par leur pouvoir, leur volonté & leur providence, & que le genre humain leur a des obligations infinies. Ils doivent être persuadés que les Dieux connoissent l’intérieur de chacun, ce qu’il fait, ce qu’il pense, avec quels sentimens, avec quelle piété il remplit les actes de religion ; & qu’ils distinguent l’homme de bien d’avec le méchant. Si l’esprit est bien imbu de ces idées, il ne s’écartera jamais du vrai ni de l’utile. L’on ne sauroit nier le bien qui résulte de ces opinions, si l’on fait réflexion à la stabilité que les sermens mettent dans les affaires de la vie, & aux effets salutaires qui résultent de la nature sacrée des traités & des alliances. Combien de personnes ont été détournées du crime par la crainte des châtimens divins ! & combien pure & saine doit être la vertu qui regne dans une société, où les dieux immortels interviennent eux-mêmes comme juges & témoins » !

Voilà le préambule de la loi ; car c’est ainsi que Platon l’appelle. Ensuite viennent les lois, dont la premiere est conçue en ces termes : « Que ceux qui s’approchent des dieux soient purs & chastes ; qu’ils soient remplis de piété & exempts de l’ostentation des richesses. Quiconque fait autrement, dieu lui-même s’en fera vengeance. Qu’un saint culte soit rendu aux dieux, à ceux qui ont été regardés comme habitans du ciel, & aux héros que leur mérite y a placés, comme Hercule, Bacchus, Esculape, Castor, Pollux & Romulus. Que des temples soient édifiés en l’honneur des qualités qui ont élevé des mortels à ce degré de gloire, en l’honneur de la raison, de la vertu, de la piété & de la bonne foi ». A tous ces différens traits on reconnoit le génie de l’antiquité, & particulierement celui des législateurs, dont le soin étoit d’inspirer aux peuples les sentimens de religion pour le bien de l’état même. L’établissement des mysteres en est un autre exemple remarquable. Ce sujet important & curieux est amplement développé dans les dissertations sur l’union de la religion, de la morale, & de la politique, tirés par M. Silhouette d’un ouvrage de M. Warburton.

Enfin M. Bayle abandonne le raisonnement, qui est son fort : sa derniere ressource est d’avoir recours à l’expérience ; & c’est par-là qu’il prétend soûtenir sa these, en faisant voir qu’il y a eu des athées qui ont vécu moralement bien, & que même il y a eu des peuples entiers qui se sont maintenus sans croire l’existence de Dieu. Suivant lui, la vie de plusieurs athées de l’antiquité prouve pleinement que leur principe n’entraine pas nécessairement la corruption des mœurs ; il en allegue pour exemple Diagoras, Théodore, Evhemere, Nicanor & Hippon, philosophes, dont la vertu a paru si admirable à S. Clément d’Alexandrie, qu’il a voulu en décorer la religion & en faire autant de théistes, quoique l’antiquité les reconnoisse pour des athées décidés. Il descend ensuite à Epicure & à ses sectateurs, dont la conduite, de l’aveu de leurs ennemis, étoit irréprochable. Il cite Atticus, Cassius, & Pline le naturaliste. Enfin il finit cet illustre catalogue par l’éloge de la vertu de Vanini & de Spinosa. Ce n’est pas tout ; il cite des nations entieres d’athées, que des voyageurs modernes ont découvertes dans le continent & dans les îles d’Afrique & de l’Amérique ; & qui pour les mœurs l’emportent sur la plûpart des idolatres qui les environnent. Il est vrai que ces athées sont des sauvages, sans lois, sans magistrats, sans police civile : mais de ces circonstances il en tire des raisons d’autant plus fortes en faveur de son sentiment ; car s’ils vivent paisiblement hors de la société civile, à plus forte raison le feroient-ils dans une société, où des loix générales empêcheroient les particuliers de commettre des injustices.

L’exemple des Philosophes qui, quoique athées, ont vécu moralement bien, ne prouve rien par rapport à l’influence que l’athéisme peut avoir sur les mœurs des hommes en général, & c’est-là néanmoins le point dont il est question. En examinant les motifs différens qui engageoient ces Philosophes à être vertueux, l’on verra que ces motifs qui étoient particuliers à leur caractere, à leurs circonstances, à leur dessein, ne peuvent agir sur la totalité d’un peuple qui seroit infecté de leurs principes. Les uns étoient portés à la vertu par le sentiment moral & la différence essentielle des choses, capables de faire un certain effet sur un petit nombre d’hommes studieux, contemplatifs, & qui joignent à un heureux naturel, un esprit délicat & subtil : mais ces motifs sont trop foibles pour déterminer le commun des hommes. Les autres agissoient par passion pour la gloire & la réputation : mais quoi-