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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/198

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C’est par de pareilles déterminations que les noms appellatifs devenant moins généraux par degrés, se soudivisent en génériques & en spécifiques, & sont envisagés quelquefois sous l’un de ces aspects, & quelquefois sous l’autre, selon que l’on fait attention à la totalité des individus auxquels ils conviennent, ou à une totalité plus grande dont ceux-ci ne sont qu’une partie distinguée par l’addition déterminative. Voyez Appellatif & Générique.

§ 2. Pour ce qui est des noms propres, c’est en vertu d’un usage postérieur qu’ils acquierent une signification individuelle ; car on peut regarder comme un principe général, que le sens étymologique de ces mots est constamment appellatif. Peut-être en trouveroit-on plusieurs sur lesquels on ne pourroit vérifier ce principe, parce qu’il seroit impossible d’en assigner la premiere origine ; mais pour la même raison on ne pourroit pas prouver le contraire : au-lieu qu’il n’y a pas un seul nom propre dont on puisse assigner l’origine, dans quelque langue que ce soit, que l’on n’y retrouve une signification appellative & générale.

Tout le monde sait qu’en hébreu tous les noms propres de l’ancien Testament sont dans ce cas : on peut en voir la preuve dans une table qui se trouve à la fin de toutes les éditions de la Bible vulgate, dans laquelle entre autres exemples on trouve que Jacob signifie supplantator ; mais il faut prendre garde de s’imaginer que ce patriarche fut ainsi nommé, parce qu’il surprit à son frere son droit d’aînesse, la maniere dont il vint au monde en est l’unique fondement ; il tenoit son frere par le talon, il avoit la main sub plantâ, & le nom de Jacob ne signifie rien autre chose. Oter à quelqu’un par finesse la possession d’une chose, ou l’empêcher de l’obtenir, c’est agir comme celui qui naquit ayant la main sous la plante du pié de son frere ; de-là le verbe supplanter, en dérivant ce mot des deux racines latines subplantâ, qui répondent aux racines hébraïques du nom de Jacob, parce que Jacob trompa ainsi son frere : il pouvoit arriver que nous allassions puiser jusques-la ; & dans ce cas nous aurions dit jacober ou jacobiser, aulieu de supplanter, ce qui auroit signifié de même tromper, comme Jacob trompa Esaü.

C’étoit la même chose en grec : Alexandre, Ἀλέξανδρος, fortis auxiliator ; Aristote, Ἀριστότελης, ad optimum finem, d’ἄριστος, optimus, & de τέλος, finis ; Νικόλαος, victor populi, de νικάω, vinco, & de λαός, populus ; Philippe, Φιλιππος, amator equorum, de φιλέω, amo, & de ἵππος, equus ; Achéron (fleuve d’enfer), fluvius doloris, de ἄχος, dolor, & de ῥόος, fluvius ; Afrique, sine frigore, d’α privatif, & de φρίκη, frigus ; Ethiopie (région très-chaude en Afrique), d’αἴθω, uro, & de ὤψ, vultus ; Naples, Νεάπολις, nova urbs, de νεος, novus, & de πόλις, urbs, &c.

Les noms propres des Latins étoient encore dans le même cas : Lucius vouloit dire cum luce natus, au point-du-jour ; Tiberius, né près du Tibre ; Servius, né esclave ; Quintus, Sextus, Octavius, Nonnius, Decimus, sont évidemment des adjectifs ordinaux, employés à caractériser les individus d’une même famille par l’ordre de leur naissance, &c.

Il y a tant de noms de famille dans notre langue qui ont une signification appellative, que l’on ne peut douter que ce ne soit la même chose dans tous les idiomes, & une suggestion de la nature : le Noir, le Blanc, le Rouge, le Maître, Desormeaux, Sauvage, Moreau, Potier, Portail, Chrétien, Hardi, Marchand, Maréchal, Coutelier, &c. & c’est encore la même chose chez nos voisins : on trouve des allemands qui s’appellent Wolf, le Loup ; Schwartz, le Noir ; Meïer, le Maire ; Fiend, l’Ennemi, &c.

Cette généralité de la signification primitive des noms propres pouvoit quelquefois faire obstacle à

la distinction individuelle qui étoit l’objet principal de cette espece de nomenclature, & l’on a cherché par-tout à y remédier. Les Grecs individualisoient le nom propre par le génitif de celui du pere ; Ἀλέξανδρος ὁ Φιλίππου, en sous-entendant υἱός, Alexander Philippi, suppl. filius, Alexandre fils de Philippe. Nos ancêtres produisoient le même effet par l’addition du nom du lieu de la naissance ou de l’habitation, Antoine de Pade ou de Padoue, Thomas d’Aquin ; ou par l’adjectif qui désignoit la province, Lyonnois, Picard, le Normand, le Lorrain, &c. ou par le nom appellatif de la profession, Drapier, Teinturier. Marchand, Maréchal, Lavocat, &c. ou par un sobriquet qui désignoit quelque chose de remarquable dans le sujet, le Grand, le Petit, le Roux, le Fort, Voisin, Ronfleur, le Nain, le Bossu, le Camus, &c. & c’est l’origine la plus probable des noms qui distinguent aujourd’hui les familles.

Les Romains, dans la même intention, accumuloient jusqu’à trois ou quatre dénominations, qu’ils distinguoient en nomen, prænomen, cognomen, & agnomen.

Le nom proprement dit étoit commun à tous les descendans d’une même maison, gentis, & à toutes ses branches ; Julii, Antonii, &c. c’étoit probablement le nom propre du premier auteur de la maison, puisque les Jules descendoient d’Iulus, fils d’Enée, ou le prétendoient.

Le surnom étoit destiné à caractériser une branche particuliere de la maison, familiam ; ainsi les Scipions, les Lentulus, les Dolabella, les Sylla, les Cinna, étoient autant de branches de la maison des Corneilles, Cornelii. On distinguoit deux sortes de surnoms, l’un appellé cognomen, & l’autre agnomen. Le cognomen distinguoit une branche d’une autre branche parallele de la même maison ; l’agnomen caractérisoit une soudivision d’une branche : l’un & l’autre étoit pris ordinairement de quelque évenement remarquable qui distinguoit le chef de la division ou de la soudivision. Scipio étoit un surnom, cognomen, d’une branche cornélienne ; Africanus fut un surnom, agnomen, du vainqueur de Carthage, & seroit devenu l’agnomen de sa descendance, qui auroit été distinguée ainsi de celle de son frere, qui auroit porté le nom d’Asiaticus.

Pour ce qui est du prénom, c’étoit le nom individuel de chaque enfant d’une même famille : ainsi les deux freres Scipions dont je viens de parler, avant qu’on les distinguât par l’agnomen honorable que la voix du peuple accorda à chacun d’eux, étoient distingués par les prénoms de Publius & de Lucius ; Publius fut surnommé l’Afriquain, Lucius fut surnommé l’Asiatique. La dénomination de prænomen vient de ce qu’il se mettoit à la tête des autres, immédiatement avant le nom, qui étoit suivi du cognomen, & ensuite de l’agnomen. P. Cornelius Scipio Africanus ; L. Cornelius Scipio Asiaticus. Les adoptions, & dans la suite des tems la volonté des empereurs, occasionnerent quelques changemens dans ce système qui est celui de la république. Voyez la Méthode latine de P. R. sur cette matiere, au chap. j. des Observations particulieres.

§ 3. Pour ne rien laisser à desirer sur ce qui peut intéresser la Philosophie à l’égard des noms appellatifs & des noms propres, il faut nous arrêter un moment sur ce qui regarde l’ordre de la génération de ces deux especes.

« Il y a toute apparence, dit l’abbé Girard (Princ. tom. I. disc. v. pag. 219.) que le premier but qu’on a eu dans l’établissement des substantifs, a été de distinguer les sortes ou les especes dans la variété que l’univers présente, & que ce n’a été qu’au second pas qu’on a cherché à distinguer dans la multitude les êtres particuliers que l’espece renferme ».