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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/229

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alors un ramas de corsaires sans ordre : c’étoit une flotte de 600 bateaux qui portoit une armée formidable. Un roi de Danemark, nommé Eric, étoit à leur tête. Il gagna deux batailles avant que de se rembarquer. Ce roi des pirates, après être retourné chez lui avec les dépouilles allemandes, envoie en France un des chefs des corsaires, à qui les historiens donnent le nom de Regnier. Il remonte la Seine avec 120 voiles, pille Rouen une seconde fois, & vient jusqu’à Paris. Dans de pareilles invasions quand la foiblesse du gouvernement n’a pourvu à rien, la terreur du peuple augmente le péril, & le plus grand nombre fuit devant le plus petit. Les parisiens qui se défendirent dans d’autres tems avec tant de courage, abandonnerent alors leur ville, & les Normands n’y trouverent que des maisons de bois qu’ils brûlerent. Le malheureux roi Charles le Chauve, retranché à Saint-Denis avec peu de troupes, au lieu de s’opposer à ces barbares, acheta de 10 mille 500 marcs d’argent (qui reviendroient à 525 mille livres de notre monnoie, à 50 livres le marc), la retraite qu’ils daignerent faire. On lit avec pitié dans nos auteurs, que plusieurs de ces barbares furent punis de mort subite pour avoir pillé l’église de S. Germain-des Prez ; ni les peuples, ni leurs saints ne se défendirent : mais les vaincus se donnent toujours la honteuse consolation de supposer des miracles opérés contre leurs vainqueurs. Mais il est vrai que les excès auxquels ils se livrerent, leur causerent la dissenterie & autres maladies contagieuses.

Charles le Chauve en achetant ainsi la paix ne faisoit que donner à ces pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, & s’ôter celui de la soutenir. Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger Bourdeaux, qu’ils pillerent ; pour comble d’humiliation & d’horreur, un descendant de Charlemagne, Pepin roi d’Aquitaine, n’ayant pû leur résister, s’unit avec eux, & alors la France vers l’an 858, fut entierement ravagée. En un mot, les Normands fortifiés de tout ce qui se joignit à eux, désolerent l’Allemagne, la Flandre & l’Angleterre. Nous avons vu dans ces derniers tems des armées de cent mille hommes pouvoir à peine prendre deux villes après des victoires signalées ; tant l’art de fortifier les places, & de préparer des ressources a été perfectionné. Mais alors des barbares combattant d’autres barbares désunis, ne trouvoient après le premier succès presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus quelquefois, ils reparoissoient avec de nouvelles forces.

J’ai dit que les Normands désolerent l’Angleterre. On prétend qu’en 852, ils remonterent la Tamise avec trois cent voiles. Les Anglois ne se défendirent guere mieux que les Francs. Ils payerent, comme eux, leurs vainqueurs. Un roi nommé Ethelbert, suivit le malheureux exemple de Charles le Chauve. Il donna de l’argent ; la même faute eut la même punition. Les pirates se servirent de cet argent pour mieux subjuguer le pays. Ils conquirent la moitié de l’Angleterre. Il falloit que les Anglois, nés courageux, & défendus par leur situation, eussent dans leur gouvernement des vices bien essentiels, puisqu’ils furent toujours assujettis par des peuples qui ne devoient pas aborder impunément chez eux. Ce qu’on raconte des horribles dévastations qui désolerent cette île, surpasse encore ce qu’on vient de voir en France. Il y a des tems où la terre entiere n’est qu’un théâtre de carnage ; & ces tems sont trop fréquens. Enfin Alfred monta sur le trône en 872, battit les Danois, sut négocier comme combattre, & se fit reconnoître unanimement pour roi par les mêmes Danois qu’il avoit vaincus.

Godefroi, roi de Danemark, à qui Charles le Gros ceda enfin une partie de la Hollande en 882, pénetra de la Hollande en Flandre ; les Normands

passerent de la Somme à la Loire sans résistance, & arriverent par eau & par terre devant Paris en 885.

Les parisiens qui pour lors s’attendoient à l’irruption des barbares, n’abandonnerent point la ville comme autrefois. Le comte de Paris, Odon ou Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la ville un ordre qui anima les courages, & qui leur tint lieu de tours & de remparts. Sigefroy chef des Normands, pressa le siege avec une fureur opiniâtre, mais non destituée d’art. Les Normands se servirent du bélier pour battre les murs ; ils firent breche, & donnerent trois assauts. Les parisiens les soutinrent avec un courage inébranlable. Ils avoient à leur tête non-seulement le comte Eudes, mais encore leur évêque Goslin, qui chaque jour, après avoir donné la bénédiction à son peuple, se mettoit sur la breche, le casque en tête, un carquois sur le dos & une hache à la ceinture, & ayant planté la croix sur le rempart, combattoit à sa vue. Il paroît que cet évêque avoit dans la ville autant d’autorité pour le moins que le comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s’étoit d’abord adressé pour entrer par sa permission dans Paris. Ce prélat mourut de ses fatigues au milieu du siege, laissant une mémoire respectable & chere ; car s’il arma des mains que la religion réservoit seulement au ministere de l’autel, il les arma pour cet autel même & pour ses citoyens, dans la cause la plus juste & pour la défense la plus nécessaire, qui est toujours au dessus des lois. Ses confreres ne s’étoient armés que dans des guerres civiles, & contre des chrétiens. Peut-être, ajoute M. de Voltaire, si l’apothéose est dûe à quelques hommes, eût-il mieux valu mettre dans le ciel ce prélat qui combattit & mourut pour son pays, que tant d’hommes obscurs dont la vertu, s’ils en ont eu, a été pour le moins inutile au monde.

Les Normands tinrent la ville assiégée une année & demie ; les parisiens éprouverent toutes les horreurs qu’entraînent dans un long siege la famine & la contagion qui en sont les suites, & ne furent point ébranlés. Au bout de ce tems, l’empereur Charles le Gros, roi de France, parut enfin à leur secours sur le mont de Mars, qu’on appelle aujourd’hui Montmartre ; mais il n’osa point attaquer les Normands : il ne vint que pour acheter encore une treve honteuse. Ces barbares quitterent Paris pour aller assiéger Sens & piller la Bourgogne, tandis que Charles alla dans Mayence assembler ce parlement, qui lui ôta un trône dont il étoit si peu digne.

Les Normands dans leurs dévastations ne forcerent personne à renoncer au Christianisme. Ils étoient à-peu-près tels que les Francs, les Goths, les Alains, les Huns, les Hérules qui, en cherchant au jv. siecle de nouvelles terres, loin d’imposer une religion aux Romains, s’accommodoient aisément de la leur : ainsi les Turcs, en pillant l’empire des Califes, se sont soumis à la religion mahométane.

Enfin Rollon ou Raoul, le plus illustre de ces brigands du nord, après avoir été chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux qui voulurent s’attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, & fonda l’espérance de sa grandeur sur la foiblesse de l’Europe. Il aborda d’abord en Angleterre, où ses compatriotes étoient déja établis ; mais après deux victoires inutiles, il tourna du côté de la France, que d’autres Normands avoient ruinée, mais qu’ils ne savoient pas asservir.

Rollon fut le seul de ces barbares qui cessa d’en mériter le nom, en cherchant un établissement fixe. Maître de Rouen, au lieu de la détruire, il en fit relever les murailles & les tours. Rouen devint sa place d’armes ; de-là il voloit tantôt en Angleterre, tantôt en France, faisant la guerre avec politique