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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/561

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Hypéride joignit dans ses discours les douceurs & les graces de Lysias. Il y a dans ses ouvrages, dit Longin, un nombre infini de choses plaisamment dites : sa maniere de railler est fine, & a quelque chose de noble.

Eschine, enfant de la fortune & de la politique, est un de ces hommes rares qui paroissent sur la scene comme par une espece d’enchantement. La poussiere de l’école & du greffe, le théâtre, la tribune, la Grece, la Macédoine, lui virent jouer tour-à-tour différens rôles. Maître d’école, greffier, acteur, ministre, sa vie fut un tissu d’aventures ; sa vieillesse ne fut pas moins singuliere : il se fit philosophe, mais philosophe souple, adroit, ingénieux, délicat, enjoué. Il charma plus d’une fois ses compatriotes, & fut admiré & estimé de Philippe. L’obscurité de sa naissance, l’amour des richesses & de la gloire piquerent son ambition, & ses malheurs n’altererent jamais les charmes & les graces de son esprit, il l’avoit extrèmement beau.

Une heureuse facilité que la nature seule peut donner, regne par-tout dans ses écrits ; l’art & le travail ne s’y font point sentir. Il est brillant & solide ; sa diction ornée des plus nobles & des plus magnifiques figures, est assaisonnée des traits les plus vifs & les plus piquans. La finesse de l’art ne se fait pas tant admirer en lui que la beauté du génie. Le sublime qui regne dans ses harangues n’altere point le naturel. Son style simple & net n’a rien de lâche ni de languissant, rien de resserré ni de contraint. Ses figures sortent du sujet sans être forcées par l’effort de la réflexion. Son langage châtié, pur, élégant, a toute la douceur du langage populaire. Il s’éleve sans se guinder ; il s’abaisse sans s’avilir ni se dégrader.

Une voix sonore & éclatante, une déclamation brillante, des manieres aimables & polies, un air libre & aisé, une capacité profonde, une étude réfléchie des lois, une pénétration étendue lui concilierent les suffrages des tribus assemblées, & l’admiration des connoisseurs. Par tous ces talens que la nature lui prodigua, que son génie sut merveilleusement cultiver, le fils d’Atromete devint le digne rival de Démosthène, & le compagnon des rois.

Démosthène, le premier des orateurs grecs, mérite bien de nous arrêter quelque tems. Il naquit à Athènes 381 ans avant Jesus-Christ. Il fut disciple d’Isocrate, de Platon, & d’Isée, & fit sous ce grand maître de tels progrès, qu’à l’âge de dix-sept ans il plaida contre ses tuteurs, & les fit condamner à lui payer trente talens qu’il leur remit.

Né pour fixer le vrai point de l’éloquence grecque, il eut à combattre en même tems les obstacles de la nature & de la fortune. L’étude & la vertu s’efforcerent comme à l’envi, de le placer à la tête des orateurs & de lui soumettre ses rivaux. Point d’homme qui ait été tant contredit, & point d’homme qui ait été tant admiré : point d’orateur plus mal partagé du côté de la nature, & plus aidé du côté de l’art : point de politique qui ait eu moins de loisir, & qui ait su mieux employer le tems ; son éloquence & sa vertu peuvent être regardées comme un prodige de la raison & le plus grand effort du génie.

C’est en effet un génie supérieur qui s’est ouvert une nouvelle carriere qu’il a franchie d’un pas audacieux, sans laisser aux autres que la seule consolation de l’admirer, & le desespoir de ne pouvoir l’atteindre. Lorsqu’il entra dans les affaires, & qu’il commença à parler en public, quatre orateurs célebres s’étoient déja emparés de l’admiration publique ; Lysias par un style simple & châtié ; Isocrate par une diction ornée & fleurie ; Platon par une élocution noble, pompeuse & sonore ; Thucydide par un style serré, brusque, impétueux. Démosthène

réunit tous ces caracteres ; & prenant ce qu’il y avoit de plus louable en chaque genre, il s’en forma un style sublime & simple, étendu & serré, pompeux & naturel, fleuri & sans fard, austere & enjoué, véhément & diffus, délicat & brusque, propre à tracer un portrait & à enflammer une passion.

Tout ce que l’esprit a de plus subtil & de plus brillant, tout ce que l’art a de plus fin, &, pour ainsi dire, de plus rusé, il le trouve, & le manie d’une maniere admirable. Rien de plus délicat, de plus serré, de plus lumineux, de plus châtié que son style ; rien de plus sublime, ni de plus véhément que ses pensées, soit par la majesté qui les accompagne, soit par le tour vif & animé dont il les exprime. Nul autre n’a porté plus loin la perfection des trois styles ; nul n’a été plus élevé dans le genre sublime, ni plus délicat dans le simple, ni plus sage dans le tempéré.

Dans sa méthode de raisonner, il sait prendre des détours & marcher par des chemins couverts, pour arriver plus sûrement au but qu’il se propose : c’est ainsi que dans la harangue de la flotte qu’il falloit équipper contre le roi de Perse, il rend au peuple la difficulté de l’entreprise si grande, que voulant la persuader en apparence, il la dissuade en effet, comme il le prétendoit. Il supprime quelquefois adroitement des actions glorieuses à sa patrie, lorsqu’en les rapportant il pourroit choquer des alliés. Dans la quatrieme Philippique, il dit qu’Athènes sauva deux fois la Grece des plus grands dangers, à Marathon, à Salamine. Il étoit trop habile pour rappeller l’honneur qu’Athènes s’étoit acquise en affranchissant la Grece de l’empire de Sparte, parce qu’il avoit tout à ménager dans les conjonctures critiques où il parloit. Il aime mieux dérober quelque chose à la gloire de sa république, que de faire revivre un souvenir injurieux à Lacédémone, alors alliée d’Athènes.

Ce qu’on doit sur-tout admirer en lui, ce sont ces couleurs vives, ces traits touchés & perçans, ces terribles images qui abattent & effrayent, ce ton de majesté qui impose, ces mouvemens impétueux qui entraînent, ces figures véhémentes, ces fréquentes apostrophes, ces interrogations réitérées qui animent & élevent un discours ; ensorte que l’on peut dire que jamais orateur n’a donné tant de force à la colere, aux haines, à l’indignation, à tous ses mouvemens, ni à toutes ses passions.

Démosthene n’est point un déclamateur qui se joue librement sur des sujets de fantaisie, & qui, selon le reproche calomnieux de ses ennemis, s’inquiete bien plus de la cadence d’une période que de la chûte d’une république. C’est un orateur dont le zele infatigable ne cesse de réveiller les léthargiques, de rassûrer les timides, d’intimider les téméraires, de ranimer les voluptueux, qui ne vouloient ni servir la patrie, ni qu’il la servît : c’est enfin un ami du genre humain, qui ne s’occupe qu’à refondre des hommes accoutumés à n’user de la liberté & de la puissance, que pour se mettre au-dessus de la raison.

Un talent qu’il porta au souverain degré par des exercices continuels, c’est la déclamation. Le feu, l’action de son visage, le son de sa voix d’accord avec ses expressions & ses pensées, le ton de ses paroles, & l’air de son geste ébranloient quiconque venoit l’entendre. Démétrius de Phalere, qui avoit été son disciple, assûre qu’il haranguoit comme un sage, plein de l’esprit du dieu de Delphe.

Les effets de son éloquence tiennent du prodige. Philippe de Macédoine par menaces, par ruses, par intrigues, par tromperies pénetre jusqu’aux Thermophiles, & vient montrer à la Grece les fers qu’il avoit forgés pour elle. Athènes & ses voisins sans