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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/570

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honneur, il dépensoit sans mesure. On trouva dix mille muids de vin dans ses caves après sa mort. Il est vrai que ses grands biens furent bien-tôt dissipés par les débauches de son fils, & ses petits neveux languirent dans une affreuse pauvreté. Auguste, touché du sort d’une famille dont le chef avoit tant fait d’honneur à l’éloquence romaine, fit donner à Marcus Hortensius Hortalus, neveu de cet orateur, dix mille sesterces pour s’établir, & perpétuer la postérité d’un homme si célebre. Tibere, montant sur le trone, oublia totalement les Hortenses ; seulement, pour ne pas déplaire au sénat, il leur distribua une seule fois deux cens sesterces, environ cinq mille gros écus.

Mais l’illustre Hortensia, fille d’Hortensius, fit admirer ses talens : héritiere de l’éloquence de son pere, elle en sut faire usage dans la fureur des guerres civiles. Les triumvirs, épuisés d’argent & pleins de nouveaux projets, avoient imposé une taxe exorbitante sur les dames romaines : elles implorerent en-vain la voix des avocats pour plaider leur cause, aucun ne voulut leur prêter son ministere : la seule Hortensia se chargea de leur défense, & obtint pour elles une remise considérable. Les triumvirs, touchés de son courage & enchantés de la beauté de sa harangue, oublierent leur férocité par admiration pour son éloquence. Hortensius plaida pendant quarante ans, & mourut un peu avant le commencement des guerres civiles entre Pompée & César. Jusqu’à Ciceron personne ne lui avoit disputé le premier rang au barreau ; & quand ce nouvel orateur parut, il mérita toûjours le second avec la réputation d’un des plus beaux déclamateurs de son tems.

La Grece, soumise à la fortune des Romains, se vantoit encore de forcer ses vainqueurs à la reconnoître pour maîtresse de l’éloquence : mais elle vit transporter à Rome ces précieux restes de son ancien lustre, & fut surprise de trouver réuni dans le seul Ciceron toutes les qualités qui avoient immortalisé ses plus fameux orateurs.

Ciceron apporta en naissant les talens les plus propres à prévenir le public, & trouva des hommes tout préparés à les admirer : un génie heureux, une imagination féconde & brillante, une raison solide & lumineuse ; des vûes nobles & magnifiques, un amour passionné pour les Sciences, & une ardeur incroyable pour la gloire. La fortune seconda ces heureuses dispositions & lui ouvrit tous les cœurs. L’orateur Crassus se chargea de ses études & cultiva avec soin un génie dont la grandeur devoit égaler celle de l’empire. Ses compagnons, comme par pressentiment de sa gloire future, le reconduisoient en pompe au sortir des écoles jusques chez ses parens, & rendoient un hommage public à sa capacité. Sans se laisser éblouir par ces applaudissemens qui chatouilloient déja son cœur si sensible à la gloire, il se prépara avec un soin infini à paroître sur un théatre plus éclatant & plus digne de son ambition.

Comme il étoit seulement d’une famille ancienne & de rang equestre, il passoit pour un homme nouveau, parce que ses ancêtres contens de leur fortune avoient négligé de venir à Rome y briguer des honneurs. Pour Ciceron il visa aux premieres charges de la république, & se flatta d’y parvenir par la voie de l’éloquence : mais il conçut qu’un parfait orateur ne devoit rien ignorer ; aussi s’appliqua t-il avec un travail assidu à l’étude du Droit, de la Philosophie & de l’Histoire. Toutes les Sciences étoient de son ressort, & il consultoit avec un soin infatigable tous les maîtres de qui il pouvoit apprendre quelque chose d’utile. Enfin, par une fréquente conversation avec les plus habiles orateurs de son siecle, & par la lecture assidue des ouvrages de ceux qui avoient fait honneur à Athènes, il se forma un style

& un genre d’éloquence qui le placerent à la tête du barreau, & le rendirent l’oracle de ses citoyens. On admire en lui la force de Démosthene, l’abondance de Platon, & la douceur d’Isocrate : ce qu’il a recueilli de ces fameux originaux lui devient propre & comme naturel ; ou plutôt la fécondité de son divin génie crée des pensées nouvelles, & prête l’ame à celles des autres.

Le premier adversaire avec lequel il entra en lice fut Hortensius. A l’âge de vingt-sept ans, il plaida contre lui pour Roscius d’Améric, & ce plaidoyer plut infiniment par une foule de pensées brillantes, d’antitheses & d’oppositions. La multitude enchantée admira ce style asiatique, peigné, fardé, & peu digne de la gravité romaine. Ciceron connoissoit bien tout le défaut de ce mauvais goût ; il convient que si son plaidoyer avoit été applaudi, c’étoit moins par la beauté réelle de son discours que par l’espérance qu’il donnoit pour l’avenir. Ce qui est vrai, est qu’il craignit de fronder d’abord l’opinion publique : il lui falloit plus de crédit, plus d’autorité, & plus d’expérience. Desirant d’y parvenir, il quitta Rome pour aller puiser dans les vraies sources les trésors dont il vouloit enrichir sa patrie. Athènes, Rhodes & les plus fameuses villes de l’Asie, l’occuperent tour à tour. Il examina les regles de l’art avec les célebres orateurs de ces cantons, séjour de la véritable éloquence ; & à force de soins, il vint à bout de retrancher cette superfluité excessive de style qui, semblable à un fleuve qui se déborde, ne connoissoit ni bornes ni mesures. Après quelques années d’absence, devenu un nouvel homme, enrichi des précieuses dépouilles de la Grece, il reparut au barreau avec un nouvel éclat, réforma l’eloquence romaine & la porta au plus haut point de perfection où elle pût atteindre : il en embrassa toutes les parties & n’en négligea aucune ; l’élégance naturelle du style simple ; les graces du style tempéré ; la hardiesse & la magnificence du sublime. A ces rares qualités il joignit la pureté du langage, le choix des expressions, l’éclat des metaphores, l’harmonie des périodes, la finesse des pensées, la délicatesse des railleries, la force du raisonnement ; enfin, une véhémence de mouvemens & de figures étonnoit & flattoit également la raison de tous ses auditeurs. Il n’appartenoit qu’à lui de s’insinuer jusques au fond de l’ame, & d’y répandre des charmes imperceptibles.

La nature qui se plaît à partager les especes de mérite & de goût les avoit tous réunis en sa personne. Un air gracieux, une voix sonore, des manieres touchantes, une ame grande, une raison élevée, une imagination brillante, riche, féconde, un cœur tendre & noble, lui préparoient les suffrages. A cette solidité qui renfermoit tant de sens & de prudence, il joignoit, dit le pere Rapin, une fleur d’esprit qui lui donnoit l’art d’embellir tout ce qu’il disoit ; & il ne passoit rien par son imagination qui ne prît le tour le plus gracieux, & qui ne se parât des couleurs les plus brillantes. Tout ce qu’il traitoit, jusqu’aux matieres les plus sombres de la Dialectique, les questions les plus abstraites de la Physique, ce que la Jurisprudence a de plus épineux, & ce qu’il y avoit de plus embarrassé dans les affaires, se coloroit dans son discours de cet enjouement d’esprit & de ces graces qui lui étoient si naturelles. Jamais personne n’a eu l’art d’écrire si judicieusement, ni si agréablement en tout genre : il possédoit dans un degré éminent le talent singulier de remuer les passions & d’ébranler les cœurs. Dans les grandes affaires où plusieurs orateurs parloient, on lui laissoit toûjours les endroits pathétiques à traiter ; & il les manioit avec tant de succés, qu’il faisoit quelquefois retentir tout le barreau de larmes & de soupirs.

La fortune comme étonnée de tant de hautes qua-