Aller au contenu

Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/599

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pieces de terre, les cultivoient eux-même : mais ils aimoient mieux les métiers que les biens en fonds, qui demandent trop de soins, & attirent des procès.

Ces religieux jeûnoient presque toute l’année, ou du moins se contentoient d’une nourriture très frugale. Ils réglerent la quantité de leur pain à 12 onces par jour, qu’ils distribuoient en deux repas ; l’un à none, l’autre au soir. Ils ne portoient ni cilice ni chaîne ou carcan de fer ; car pour les disciplines & flagellations, elles n’avoient pas encore été imaginées. Leurs austérités consistoient dans la persévérance en une vie uniforme & laborieuse ; ce qui est plus convenable à la nature, que l’alternative des rudes pénitences avec le relâchement.

Leur priere étoit réglée avec la même sagesse. Ils prioient en commun deux fois en 24 heures ; le soir & la nuit. Une partie étant de bout, chantoit un pseaume au milieu de l’assemblée ; & les autres écoutoient dans le silence, sans se fatiguer la poitrine ni le reste du corps. Leurs dévotions étoient de même goût, si on ose le dire, que les ouvrages des anciens Egyptiens, grandes, simples & solides. Tels étoient ces premiers moines si fort estimés par S. Basile & S. Jean-Chrysostome.

La vie monastique, en s’étendant par toute la chrétienté, commença à dégénerer de cette premiere perfection. La regle de S. Benoît nous apprend qu’il fut obligé d’accorder aux religieux un peu de vin, & deux mêts outre le pain, sans les obliger à jeûner toute l’année. Cependant, voyez combien la serveur s’est rallentie, depuis qu’on a regardé cette regle comme d’une sévérité impraticable ! Voyez, dis-je, combien ceux qui y ont apporté tant de mitigations, étoient éloignés de l’esprit de leur réelle vocation ; tant il est vrai que la nature corrompue ne cherche qu’à autoriser le relâchement !

On vit bientôt après des communautés de clercs mener une vie approchante de celle des religieux de ce tems-là : on les nomma chanoines ; & vers le milieu du vij. siecle, Chrodegang, évêque de Metz, leur donna une regle : ainsi voilà deux sortes de religieux dans le vij. siecle ; les uns clercs, les autres laïcs ; on sait quelles en ont été les suites.

Au commencement du ix. siecle, les religieux de S. Benoît se trouverent très-éloignés de l’observance de la regle de leur institut. Vivans indépendans les uns des autres, ils reçurent de nouveaux usages qui n’étoient point écrits, comme la couleur, la figure de l’habit, la qualité de la nourriture, &c. & ces divers usages furent des sources d’orgueil & de relâchement.

Dans le x. siecle, en 910, Guillaume, duc d’Aquitaine, fonda l’ordre de Clugny, qui sous la conduite de l’abbé Bernon, prit la regle de S. Benoît. Cet ordre de Clugny se rendit célebre par la doctrine & les vertus de ses premiers abbés ; mais au bout de deux cens ans, il tomba dans une grande obscurité, & l’on n’y vit plus d’homme distingué depuis Pierre le vénérable.

Les deux principales causes de cette chute furent les richesses, & la multiplication des prieres vocales. Le mérite singulier des premiers abbés de Clugny leur procura des dons immenses, qu’ils eussent mieux fait de refuser, s’ils avoient sérieusement réfléchi sur les suites de leur opulence. Les moines de Clugny ne tarderent pas de faire la meilleure chere possible en maigre, & de s’habiller des étoffes du plus grand prix. Les abbés marcherent à grand train ; les églises furent bâties magnifiquement, & richement ornées, & les lieux réguliers à proportion.

L’autre cause du relâchement fut la multiplication de la psalmodie & des prieres vocales. Ils ajoute-

rent entr’autres choses, à la regle de S. Benoît l’office

des morts, dont ils étoient les auteurs. Cette longue psalmodie leur ôtoit le tems du travail des mains ; & Pierre le vénérable fut trompé par les préjugés de son siecle, en regardant le travail corporel comme une occupation servile. L’antiquité n’en jugeoit pas ainsi ; & sans parler des Israélites, on sait que les Grecs & les Romains s’en faisoient honneur.

Deux cens ans après la fondation de Clugny, saint Bernard fonda l’ordre religieux de Citeaux ; mais il faut avouer que son zele ne fut pas assez reglé par la discrétion. Il introduisit dans l’observance de Citeaux une nouveauté, qui dans la suite, contribua beaucoup au relâchement ; je veux dire, la distinction des moines du chœur & des freres lais. Jusqu’au xj. siecle, les moines se rendoient eux-mêmes toutes sortes de services, & s’occupoient tous des mêmes travaux.

Saint Jean-Gualbert institua le premier des freres-lais dans son monastere de Valombreuse, fondé vers l’an 1040. On occupa ces freres-lais des travaux corporels, du ménage de la campagne, & des affaires du dehors. Pour priere, on leur prescrivit un certain nombre de pater ; & afin qu’ils s’en pussent acquitter, ils avoient des grains enfilés, d’où sont venus les chapelets. Ces freres étoient vêtus moins bien que les moines, & portoient la barbe longue, comme les autres laïcs. Les Chartreux, les moines de Grandmont, & ceux de Citeaux ayant établi des freres-lais, tous les ordres religieux venus depuis, ont suivi leur exemple : il a même passé aux religieuses ; car on distingue chez elles, les filles du chœur, & les sœurs converses

Cette distinction entre les religieux a fait beaucoup de mal. Les moines du chœur, voyant les freres-lais au-dessous d’eux, les ont regardes comme des hommes grossiers, & se sont regardés eux-mêmes comme des seigneurs ; c’est en effet ce que signifie le titre de dom, abrégé de dominus, qui en Italie & en Espagne, est encore un titre de noblesse que la regle de saint Benoît donnoit à l’abbé seul dans le xj siecle.

D’un autre côté, les freres-convers, qu’on tenoit fort bas & fort soumis, ont voulu souvent dominer, comme étant plus nécessaires pour le temporel que le spirituel supposé ; car il faut vivre avant que de prier & d’étudier.

Depuis ce tems, les moines abandonnerent plus que jamais le travail des mains, & quelques uns d’eux crurent que l’étude étoit la seule occupation qui pût leur convenir ; mais ils ne se bornerent pas à l’étude de l’Ecriture sainte, ils embrasserent toutes sortes d’études ; celle des canons & du droit civil, qui ne devoient pas être de leur ressort, & celle de la Médecine, encore moins. Rigord, moine de S. Denys étoit physicien, c’est-à-dire médecin du roi Louis-le-Gros, dont il a écrit la vie. Si ces moines commencerent ces sortes d’études par charité, ils les continuerent par intérêt, pour gagner de l’argent, comme auroient fait des séculiers. Le concile de Reims tenu par le pape Innocent III. en 1131, nous l’apprend, c’est, dit ce concile, au canon VI, l’avarice, qui les engage à se faire avocats, & à plaider des causes justes & injustes sans distinction. C’est l’avarice qui les engage à mépriser le soin des ames, pour entreprendre la guérison des corps, & arrêter leurs yeux sur des objets dont la pudeur défend même de parler.

Le concile de Latran tenu en 1215, voulant remédier à l’extrême relâchement des communautés religieuses de l’un & de l’autre sexe, ordonna la tenue des chapitres généraux tous les trois ans : mais ce remede a eu peu d’effet ; parce que d’ail-