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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 12.djvu/147

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avons de l’espérance ; mais si les obstacles sont ou nous paroissent insurmontables, & l’acquisition de ce bien impossible, alors nous tombons dans le désespoir. Les autres passions qui regardent le mal, sont la haine, la fuite, la douleur, la crainte, la hardiesse & la colere : car, si un objet se présente à nous sous l’image du mal, aussi-tôt nous le haïssons ; s’il est absent, nous le fuyons ; s’il est présent, il nous cause de la douleur ; s’il est absent, & que nous voulions le surmonter, il excite la hardiesse ; si nous le redoutons, comme trop formidable, alors nous le craignons ; mais s’il est présent, & que nous voulions le combattre, il enflamme la colere. C’est ainsi qu’on trouve onze passions, dont cinq regardent le bien, & six le mal. Il faut pourtant supposer que nonobstant ce nombre, il s’en trouve encore comme un essain d’autres, qui prennent leur origine de celle-là, comme l’envie, l’émulation, la honte, &c.

Est-il nécessaire d’exciter les passions dans l’éloquence ? Question aujourd’hui décidée pour l’affirmative, mais qui ne l’a pas toujours été, ni partout. Le fameux tribunal de l’Aréopage regardoit dans un orateur cette ressource comme une supercherie, ou, si l’on veut, comme un voile propre à obscurcir la vérité. « Un hérault, dit Lucien, a ordre d’imposer silence à tous ceux dont il paroît que le but est de surprendre l’admiration ou la pitié des juges par des figures tendres ou brillantes. En effet, ajoute-t-il, ces graves sénateurs regardent tous les charmes de l’éloquence, comme autant de voiles imposteurs qu’on jette sur les choses-mêmes, pour en dérober la nature aux yeux trop attentifs ». En un mot, les exordes, les peroraisons, un ton même trop véhément, tous les prestiges qui operent la persuasion, étoient si généralement proscrits dans ce tribunal, que Quintilien attribue une partie de l’avantage qu’il donne à Cicéron sur Démosthène dans le genre délicat & tendre, à la nécessité ou s’étoit trouvé celui-ci, de sacrifier les graces du discours à l’austérité des mœurs d’Athenes. Salibus certe & commiseratione, qui duo plurimum affectus valent, vincimus ; & fortasse epilogos illi (Demostheni) mos civitatis (Athenarum) abstulerit.

Mais l’éloquence latine, sur laquelle principalement la nôtre s’est formée, non-seulement admet les passions, mais encore elle les exige nécessairement. « On sait, dit M. Rollin, que les passions sont comme l’ame du discours, que c’est ce qui lui donne une impétuosité & une véhémence qui emportent & entraînent tout, & que l’orateur exerce par-là sur ses auditeurs un empire absolu, & leur inspire tels sentimens qu’il lui plaît. Quelquefois en profitant adroitement de la pente & de la disposition favorable qu’il trouve dans les esprits, mais d’autres fois en surmontant toute leur résistance par la force victorieuse du discours, & les obligeant de se rendre comme malgré eux. La peroraison, ajoute-t-il, est, à proprement parler, le lieu des passions ; c’est-là que l’orateur, pour achever d’abattre les esprits, & pour enlever leur consentement, emploie sans ménagement, selon l’importance & la nature des affaires, tout ce que l’éloquence a de plus fort, de plus tendre & de plus affectueux ».

Elles peuvent & doivent même avoir lieu dans d’autres parties du discours, & on en trouve de fréquens exemples dans Cicéron. Outre les passions fortes & véhémentes auxquelles les Rhéteurs donnent le nom de πάθος, il y en a une autre sorte qu’ils appellent ἦθος, qui consiste dans des sentimens plus doux, plus tendres, plus insinuans, qui n’en sont pas pour cela moins touchans ni moins vifs, dont l’effet n’est pas de renverser, d’entraîner, d’emporter tout, comme de vive force, mais d’intéresser & d’attendrir en

s’insinuant jusqu’au fond du cœur. Les passions ont lieu entre des personnes liées ensemble par quelque union étroite, entre un prince & des sujets, un pere & des enfans, un tuteur & des pupilles, un bienfaiteur & ceux qui ont reçu un bienfait, &c.

Les Rhéteurs donnent des préceptes fort étendus sur la maniere d’exciter les passions, & ils peuvent être utiles jusqu’à un certain point ; mais ils sont tous forcés d’en revenir à ce principe, que pour toucher les autres, il faut être touché soi-même :

Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi.

Art poét. d’Horace

On sent assez que des mouvemens forts & pathétiques seroient mal rendus par un discours brillant & fleuri, & qu’il ne doit s’agir de rien moins que d’amuser l’esprit quand on veut triompher du cœur. De même dans les passions plus douces, tout doit se faire d’une maniere simple & naturelle, sans étude & sans affectation ; l’air, l’extérieur, le geste, le ton, le style, tout doit respirer je ne sais quoi de doux & de tendre qui parte du cœur & qui aille droit au cœur. Pectus est, quod moveas, dit Quintilien. Cours des belles-lettres, tom. II. Rhétorique selon les précept. d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien. Mém. de l’acad. des belles-lett. tom. VII. Traité des études de M. Rollin, tom. II.

Passions, en Poésie, ce sont les sentimens, les mouvemens, les actions passionnées que le poëte donne à ses personnages. Voyez Caractere.

Les passions sont, pour ainsi dire, la vie & l’esprit des poëmes un peu longs. Tout le monde en connoît la nécessité dans la cragédie & dans la comédie:l’épopée ne peut pas subsister sans elles. Voyez Tragédie, Comédie, &c.

Ce n’est pas assez que la narration dans le poëme épique soit surprenante, il faut encore qu’elle remue, qu’elle soit passionnée, qu’elle transporte l’esprit du lecteur, & qu’elle le remplisse de chagrin, de joie, de terreur ou de quelqu’autres passions violentes ; & cela pour des sujets qu’il sait n’être que fictions. Voyez Epique & Narration.

Quoique les passions soient toujours nécessaires, cependant toutes ne sont pas également nécessaires ni convenables en toute occasion. La comédie a pour son partage la joie & les surprises agréables ; au contraire la terreur & la compassion sont les passions qui conviennent à la tragédie. La passion la plus propre à l’épopée, est l’admiration; cependant l’épopée, comme tenant le milieu entre les deux autres, participe aux especes de passions qui leur conviennent, comme nous voyons dans les plaintes du quatrieme livre de l’Enéïde, & dans les jeux & divertissemens du cinquieme. En effet, l’admiration participe de chacune:nous admirons avec joie les choses qui nous surprennent agréablement, & nous voyons avec une surprise mêlée de terreur & de douleur celles qui nous épouvantent & nous attristent.

Outre la passion générale qui distingue le poëme épique du poëme dramatique, chaque épopée a sa passion particuliere qui la distingue des autres poëmes épiques. Cette passion particuliere suit toujours le caractere du héros. Ainsi la colere & la terreur dominent dans l’Iliade, à cause qu’Achille est emporté, & πάντων ἐκπαγλότατ᾽ ἀνδρῶν, le plus terrible des hommes. L’Enéide est remplie de passions plus douces & plus tendres ; parce que tel est le caractere d’Enée. La prudence d’Ulisse ne permettant point ces excès, nous ne trouvons aucunes de ces passions dans l’Odissée.

Pour ce qui regarde la conduite des passions, pour leur faire produire leur effet, deux choses sont requises; savoir que l’auditoire soit préparé & disposé