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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/96

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ques ; tous les ressorts sont forcés, & la machine est prête à se briser au premier choc.

Les Francs trouverent les Gaules dans cette position lorsqu’ils en firent la conquête. « Ils reconnurent, dit M. de Boulainvilliers, que l’excès des tributs étoit la cause de la destruction de l’empire romain ; que l’épuisement de l’argent des provinces en rendoit la perception impossible. La rigueur des subsides en argent accabloit les peuples sans soulager l’état, désoloit les campagnes, empêchoit la culture des terres, faisoit perpétuellement flotter les hommes entre les horreurs de la faim & la non-valeur des recoltes, & rendoit enfin leur condition si misérable, que les maladies épidémiques étoient regardées comme une faveur du ciel qui vouloit délivrer ses élus de la désolation générale de ce siecle. Ces subsides pécuniaires étoient au-dessus des forces de ceux à qui on les demandoit ; ils réduisoient les peuples à vendre ce qu’ils avoient pour s’en acquitter ; les terres ne produisoient pas assez, ou le prix de leur vente en non-valeur ne suffisoit pas. Les peuples réduits au désespoir appelloient les étrangers à leurs secours, se soumettoient à leur gouvernement, & se trouvoient plus heureux dans ce nouvel esclavage, que dans la jouissance d’une fausse liberté que les Romains leur avoient laissée ».

La même chose a produit l’étonnante facilité de la conquête de l’empire de Constantinople par les Mahométans.

C’est donc toujours sur les facultés des peuples que doivent se regler les tributs. Si les besoins en exigeoient de plus considérables, ce ne seroit plus ceux de l’état, ce seroit des besoins particuliers : car les besoins de l’état ne peuvent être que ceux des peuples, ou plutôt ceux que leur intérêt a nécessités ; & les peuples ne sauroient avoir de besoins auxquels ils ne puissent fournir : quelles en seroient les causes ?

S’ils ne sont point en état de supporter les dépenses, ils ne feront point la guerre. Ils ne formeront point d’établissement, si, pour les fonder, il faut prendre sur leur subsistance. Ils se contenteront de réparer les masures, & n’éleveront point de superbes édifices, s’il faut bâtir sur leurs ruines. Ils ne payeront point le vice & la mollesse de cette foule de courtisans bas & fastueux, la magnificence du trône sera le bonheur public, il y aura moins d’esclaves & plus de citoyens ; leurs besoins ne seront jamais portes jusqu’à les forcer de vendre à d’autres le droit de les opprimer sous toutes les formes possibles, & jusque sous le nom de la justice ; ils ne conserveront de troupes que ce qui en sera nécessaire pour leur sûreté & celle de leurs possessions. Pouvant s’adresser eux mêmes directement à la divinité, ils n’entretiendront point au milieu de la société de grands corps paralytiques qui consument sa substance, & ne lui rendent rien. Enfin ils supprimeront toutes ces causes de besoins, qui, encore un coup, ne sont pas ceux de l’état. Quand les besoins de l’état sont ceux des peuples, alors ils suffiront aux impôts nécessaires, ils seront modérés, l’état sera puissant, l’agriculture & le commerce y fleuriront. & les hommes y seront nombreux, parce qu’ils croissent toujours en raison du bien-être dont ils jouissent.

Le contraire arrivera par le contraire, si les tributs absorbent le produit des terres & celui du travail, ou qu’il n’en reste pas assez pour assurer la subsistance du laboureur & de l’artisan ; les champs resteront incultes, & l’on ne travaillera plus : c’est-là que l’on verra des vieillards mourir sans regret, & de jeunes gens craindre d’avoir des enfans. Des gens qui ne peuvent compter sur leur nourriture s’exposeront-ils à donner la vie à de nouveaux malheureux,

qui accroîtroient leur désespoir par l’impossibilité où ils seroient de les nourrir ? Est-ce un sein desséché par la misere qui les allaitera ? Est-ce un pere affoibli par le besoin qui soutiendra & qui alimentera leur jeunesse ? Il n’en auroit ni la force ni la possibilité. La misere publique refuse tout travail à ses bras paternels ; & quels êtres encore naîtroient dans cet état de détresse ? Des enfans foibles & débiles qui ne s’élevent point ; le tempérament de ceux qui échappent à leur mauvaise constitution & aux maladies populaires, acheve de se perdre par la mauvaise nourriture qu’ils reçoivent. Ces créatures éteintes, pour ainsi dire avant que d’avoir existé, sont bien peu propres ensuite à la propagation. Ainsi donc là où les peuples sont misérables, l’espece dégénere & se détruit ; là où est l’abondance générale, elle augmente en force & en nombre. La nature & le bien-être invitent les individus à se reproduire.

A l’aspect d’une campagne dont les terres bien cultivées sont chargées d’abondantes moissons, je ne demande point si le pays est heureux & peuplé, je l’apprends par les beautés que m’offre la nature. Mon ame s’émeut & se remplit d’une joie douce & pure en admirant les trésors qu’elle accorde à ces hommes innocens, dont elle fructifie la race & les travaux. Je me sens pénétré d’attendrissement & de reconnoissance ; je la bénis, & je bénis aussi le gouvernement sous lequel ils multiplient leur espece & ses dons.

S’il faut des distinctions dans la société, c’est à ces hommes vertueux & utiles qui l’enrichissent sans la corrompre, qu’elles sont dues. Ils en ont eu dans les gouvernemens les plus policés & les plus illustres. Romulus ne permit aux hommes libres que deux exercices, les armes & l’agriculture. Aussi les plus grands hommes de guerre & d’état étoient agriculteurs. Caton l’ancien cultivoit la terre, & en a fait un traité. Xénophon, dialogue de Socrate & de Critobule, fait dire par le jeune Cyrus à Lysandre, qu’il ne dînoit jamais sans avoir fait jusqu’à la sueur quelque exercice guerrier ou rustique. A la Chine elle est encore plus honorée. L’empereur fait tous les ans la cérémonie d’ouvrir les terres ; il est informé chaque année du laboureur qui s’est le plus distingué, & le fait mandarin du huitieme ordre, sans qu’il lui soit permis de quitter sa profession. Le P. Duhalde nous apprend que Venty, troisieme empereur de la troisieme dynastie, cultivoit la terre de ses propres mains : aussi la Chine est-elle le pays le plus fertile & le plus peuplé du monde. On lit encore dans M. de Montesquieu, que chez les anciens Perses le huitieme jour du mois nommé chorrent-ruz, les rois quittoient leur faste pour manger avec les laboureurs. Ce qui me touche dans ces usages, ce n’est pas le stérile honneur que le souverain faisoit à la portion la plus nombreuse & la plus utile de ses sujets ; mais c’est le préjugé doux & légitime qu’il sentoit toute l’importance de leur état, & qu’il ne l’excédoit pas d’impositions. Or combien tous ces usages ne devoient-ils pas encourager l’agriculture & la population ? Combien ceux de nos jours n’y sont-ils pas contraires ?

La différence que met dans la condition des hommes, l’inégalité des rangs & des fortunes qui a prévalu dans la politique moderne, est une des causes qui doit le plus contribuer à leur diminution. Un des plus grands inconvéniens de cette humiliation est d’éteindre en eux tous les sentimens naturels & réciproques d’affection qu’ils se doivent. Il y a tant de disproportion entre leur sort, que lorsqu’ils se considerent d’un état à l’autre, ils ont peine à se croire de la même espece. On a vu des hommes, oubliant qu’ils pouvoient naître dans l’abjection, & qu’ils ne tenoient leurs dignités que des conventions,