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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/906

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à la chaîne, il en resulte toujours une imperfection marquée.

Le troisieme défaut, plus essentiel même que les deux précédens, se tire de ce que le peigne d’acier étant composé de dents faites avec un simple fil de fer écrasé sous une meule d’acier, comme le fil d’or ou d’argent, dont on fait une lame, cette dent n’étant point trempée, même ne pouvant l’être, pour l’empêcher de couper la baguette ou virgule de laiton qui passe sous le poil pour former le velours, les grands coups de battant que l’ouvrier est obligé de donner, tant pour faire joindre la trame, que pour faire dresser la baguette de laiton, afin que la rainure qu’elle contient se trouve dessus, cette baguette étant d’une composition dure, pour que la rainure ne se fasse pas plus profonde lorsque la taillerolle ou la pince entre dedans pour couper le poil qui forme le velours ; ces grands coups de battant, dit-on, font que la dent se carie contre la baguette de laiton. Or comme il faut faire incliner le peigne par le moyen du battant brisé pour faire dresser la baguette, il n’est pas possible que le mouvement que l’ouvrier est obligé de faire pour parvenir à cette inclinaison qui fait un frottement de toutes les dents du peigne sur le poil, n’écrase & ne déchire la superficie de ce même poil, sur-tout dans les velours à trois ou quatre poils, parce que le coup étant plus violent, & chaque dent plus garnie de soie, ces mêmes dents étant cariées, il en resulte une défectuosité qui ne se trouve pas dans les velours fabriqués avec un peigne de canne ou de roseau. De-là vient qu’on voit beaucoup de nos velours couverts d’un duvet ou bourre que le rasoir ne sçauroit lever, parce que ce même duvet étant dans la racine de la partie du poil qui forme le velours, plus on le rase pour le lever, plus le velours paroît défectueux, & plus on approche du fond, qui étant découvert, ne montre ensuite qu’une toile de poils très-mal arrangés ou disposés.

Il est vrai que le peigne d’acier étant plus coulant, le travail du velours est un peu plus aisé, & que ce même peigne dure davantage ; mais on n’a pas toujours eu des peignes d’acier, & puisque ces peignes font plus mal le velours, il seroit d’une nécessité absolue de les supprimer, si on vouloit faire des velours parfaits.

Les Genois travaillent encore les velours d’une façon différente de celle qu’on suit en France ; ils placent jusqu’à dix fers avant que de couper le velours, tandis que les François n’en placent que deux ; la façon de travailler des Génois, fait qu’ils sont obligés de couper avec un outil qu’on nomme rabot, auquel est attaché le pince, à la distance des dix fers placés, ce qui s’appelle couper sur drap ; cette façon de couper est beaucoup plus sure que celle dont on se sert en France, attendu que si par hasard le fer se trouve passé sous quelques fils de la chaîne, il n’est pas possible que ces fils se dépassent, attendu qu’ils sont liés par les trois coups de navette qu’il faut passer à chaque fer, au-lieu qu’en ne posant que deux fers, si par hasard il se trouve quelques fils de la chaîne sur le fer, ces fils n’étant pas suffisamment liés, ils passent derriere le peigne, ce qui n’arrive pas chez les Génois. Cette même méthode fait encore, que si par hasard l’ouvrier détourne la main, & que le pince sorte de la rainure du fer pour se porter sur le premier, pour lors le pince coupant tout ce qui se présente, il fait ce qu’on appelle, en terme de fabrique, un chaple, c’est-à-dire, qu’il coupe chaîne & poil, & tout ce qui est coupé passe derriere le peigne, & fait un trou à l’étoffe, ce qui ne sauroit arriver en coupant sur drap ou sur le dixieme fer du côté de l’ouvrier, attendu que le rabot retient le pince par la façon dont il est monté ; & qu’à la façon de France la taillerolle dont

on se sert n’étant qu’une simple plaque dirigée seulement par la main de l’ouvrier, pour peu qu’elle s’écarte du canal ou de la rainure du fer, elle cause du desordre. On a vu quelquefois couper le quart, même la moitié de la chaîne, par le défaut d’attention ou de sûreté de la main de l’ouvrier.

La quantité des fers que les Génois laissent sur drap, outre qu’elle pare aux inconvéniens que l’on vient de citer, procure encore aux velours une légéreté qui ne se trouve pas dans ceux qui se font en France.

Cette quantité de fer, fait qu’il faut tramer plus fin, parce qu’ils retiennent le coup de battant ; de-là vient que les velours de Gènes sont tous apprêtés, & se coupent moins que ceux de France ; l’apprêt qu’on leur donne procure une qualité plus brillante que les nôtres n’ont pas, laquelle jointe à la légereté de l’étoffe, fait qu’elle revient à meilleur prix que les nôtres, par la moindre quantité de trame, dont ils sont garnis. Ce sont les Génois qui les premiers ont établi la manufacture de Lyon, dont les fondemens furent jettés en l’année 1536, sous le regne de François premier, le restaurateur des lettres & des arts, par les soins des nommés Etienne Turquetti & Barthelemy Narris, tous les deux génois de nation.

Le commerce des velours est immense chez les Génois, ils en fournissent toute l’Europe ; si les François ne peuvent pas leur ôter cette branche de commerce, au-moins devroient-ils s’attacher à se fournir eux-mêmes cette marchandise, dont la quantité qu’ils tirent de ces étrangers, suivant les registres de la douane de Lyon, monte à près de trois millions chaque année ; la modicité de la main-d’œuvre, jointe au prix revenant des soies qu’ils cueillent chez eux, ne contribuent pas peu à l’étendue de leur commerce, ainsi que celui du damas pour meubles ; ce sont des paysans qui travaillent ces sortes d’étoffes. Il faudroit pour que l’ouvrier pût vivre à Lyon, que le velours fût payé au-moins 4 liv. même 4 liv. 10 s. l’aune de façon, tandis que les Génois les font faire à 50 s. différence trop considérable pour le prix qui se paie à Lyon, qui est seulement de 3 liv. à 3 liv. 10 s. & qui fait que l’ouvrier quitte le velours pour s’attacher à une autre étoffe ; les droits qui se perçoivent en France sur cette marchandise, ne balancent qu’à peine la différence qui se trouve sur le prix des soies, attendu que ceux que nous payons sur la soie grése, tant pour la sortie des soies de Piémont, la voiture, la commission, l’entrée du royaume, que la diminution par le défaut de condition, est équivalent, & même supérieur à celui qui se paie sur la marchandise fabriquée, puisque tous ces droits réunis sur une livre de soie grése de 15 onces, se trouvent ensemble sur 11 onces, même moins, lorsque la soie est teinte, & qu’en conséquence nous les payons en entier sur une marchandise dont le quart s’évapore quand elle sort de la teinture.

Ce seroit un beau champ pour les auteurs ou éditeurs de l’Encyclopédie, si après avoir perfectionné le velours en France, ils pouvoient trouver le moyen de faire ensorte que l’on pût se passer des Génois pour la consommation du velours qui se fait dans le royaume ; & ce seroit le cas d’appliquer ce que j’ai dit, article Art, qu’il faudroit qu’il sortît du sein des académies quelqu’Homme qui descendît dans les atteliers, pour y recueillir les phénomenes des arts, & qui les exposât dans un ouvrage qui déterminât les artistes à lire, les philosophes à penser utilement, & les grands à faire enfin un usage utile de leur autorité & de leurs récompenses.


Examen du prix différent des soies de Piémont d’avec celui de France.