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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/91

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des peines corporelles est absolument nécessaire pour le bien de l’Eglise & pour le salut des ames. Telle est l’idée que Bellarmin lui-même donne de ce pouvoir indirect, dont il prend la défense avec vivacité dans l’ouvrage que nous venons de citer, liv. V. ch. vj.

Avant que de rapporter les raisons sur lesquelles Bellarmin fonde cette opinion, nous remarquerons qu’on en fixe ordinairement l’origine à Gregoire VII. qui vivoit dans le xj. siecle. « Ce pape, dit M. Fleury, né avec un grand courage, & élevé dans la discipline monastique la plus reguliere, avoit un zele ardent de purger l’Eglise des vices dont il la voyoit infectée ; mais dans un siecle si peu éclairé il n’avoit pas toutes les lumieres nécessaires pour régler son zele ; & prenant quelquefois de fausses lueurs pour des vérités solides, il en tiroit sans hésiter les plus dangereuses conséquences. Le plus grand mal, c’est qu’il voulut soutenir les peines spirituelles par les temporelles qui n’étoient pas de sa compétence..... Les papes avoient commencé plus de 200 ans auparavant à vouloir régler par autorité les droits des couronnes. Gregoire VII. suivit ces nouvelles maximes, & les poussa encore plus loin, prétendant que comme pape, il étoit en droit de déposer les souverains rebelles à l’Eglise. Il fonda cette prétention principalement sur l’excommunication. On doit éviter les excommuniés, n’avoir aucun commerce avec eux, ne pas même leur dire bon jour, suivant l’apôtre S. Jean. Donc un prince excommunié doit être abandonné de tout le monde ; il n’est plus permis de lui obéir, de recevoir ses ordres, de l’approcher ; il est exclu de toute société avec les chrétiens. Il est vrai que Grégoire VII. n’a jamais fait aucune décision sur ce point, Dieu ne l’a pas permis. Il n’a pas prononcé formellement dans aucun concile, ni par aucune décrétale, que le pape a droit de déposer les rois ; mais il l’a supposé pour constant, comme d’autres maximes aussi peu fondées qu’il croyoit certaines ; par exemple, que l’Eglise ayant droit de juger des choses spirituelles, elle avoit droit à plus forte raison de juger des temporelles ; que le moindre exorciste est au-dessus des empereurs, puisqu’il commande aux démons ; que la royauté est l’ouvrage du démon, fondé sur l’orgueil humain ; au-lieu que le sacerdoce est l’ouvrage de Dieu ; enfin, que le moindre chrétien vertueux est plus véritablement roi, qu’un roi criminel, parce que ce prince n’est plus un roi, mais un tyran. Maxime que Nicolas I. avoit avancée avant Gregoire VII. & qui semble avoir été tirée du livre apocryphe des constitutions apostoliques où elle se trouve expressément..... C’est sur ces fondemens que Gregoire VII. prétendoit en général que, suivant le bon ordre, c’étoit l’Eglise qui devoit distribuer les couronnes, & juger les souverains ; & en particulier il prétendoit que tous les princes chrétiens lui devoient prêter serment de fidélité, & lui payer tribut ». Discours sur l’histoire ecclésiastique, depuis l’an 600 jusqu’à l’an 1100, n°. xvij. & xviij.

Ces prétentions ont paru trop excessives aux théologiens ultramontains eux-mêmes ; ils se sont contentés de soutenir la puissance indirecte du pape sur le temporel des rois. Bellarmin appuie cette opinion de raisonnemens & de faits. Les principaux raisonnemens qu’il emploie se réduisent à ceux-ci. 1°. Que la puissance civile est soumise à la puissance temporelle, quand l’une & l’autre font partie de la république chrétienne ; & par conséquent que le prince spirituel doit dominer sur le prince temporel, & disposer de ses états pour le bien spirituel, par la raison que tout supérieur peut commander à son inférieur. 2°. Que la fin de la puissance temporelle est subordonnée à la fin de la puissance spirituelle, la fin de l’une étant la félicité temporelle des peuples, & l’autre ayant pour

fin leur félicité éternelle ; d’où il conclut que la premiere doit être soumise & céder à la seconde. 3°. Que les rois & les pontifes, les clercs & les laïques ne font pas deux républiques ; mais une seule, un seul corps qui est l’Eglise. Or, ajoute-t-il, dans quelque corps que ce soit, les membres dépendent de quelque chef principal ; on convient que la puissance spirituelle ne dépend pas de la temporelle ; c’est donc celle-ci qui dépend de l’autre. 4°. Si l’administration temporelle empêche le bien spirituel, le prince est tenu de la changer, & l’Eglise a droit de l’y contraindre ; car elle doit avoir toute la puissance nécessaire pour procurer ce bien spirituel : or la puissance de disposer du temporel des rois est quelquefois nécessaire pour cet effet, autrement les princes impies pourroient impunément favoriser les hérétiques, renverser la religion, &c. 5°. Il n’est pas permis aux Chrétiens de tolerer un roi infidele ou hérétique, s’il s’efforce de pervertir ses sujets. Or, il n’appartient qu’au pape ou à l’Eglise de juger s’il abuse ainsi de sa puissance ; & par conséquent c’est au pape ou à l’Eglise à décider s’il doit être déposé ou reconnu pour légitime souverain. 6°. Quand les princes ou les rois se convertissent au christianisme, on ne les reçoit que sous la condition expresse ou tacite de se soumettre à Jesus-Christ, & de défendre sa religion ; on peut donc les priver de leurs états, s’ils manquent à la remplir. 7°. Quand Jesus-Christ a confié à S. Pierre & à ses successeurs le soin de son troupeau, il lui a accordé le pouvoir de le défendre contre les loups, c’est-à-dire les hérétiques & les infideles ; or la puissance temporelle est nécessaire à cet effet. 8°. Les princes séculiers exercent leur pouvoir sur des choses spirituelles en faisant des lois sur ce qui concerne le culte de Dieu, l’administration des sacremens, la décence du service divin ; l’Eglise peut donc également exercer sa puissance sur les choses temporelles lorsqu’elle le juge nécessaire pour la défense & la conservation de la religion.

Tous ces raisonnemens de Bellarmin, ou sont de purs sophismes qui supposent ce qui est en question, ou partent de principes évidemment faux. Car 1°. de ce que l’Eglise peut exercer sa jurisdiction spirituelle sur la personne des rois en tant que fideles, s’ensuit-il qu’elle ait quelqu’autorité sur eux en tant qu’ils sont rois ? Est-ce en cette qualité qu’ils lui sont inférieurs ? 2°. La fin que se propose chaque puissance est bien différente l’une de l’autre, leurs limites sont distinguées, & elles sont parfaitement indépendantes chacune dans son genre. 3°. L’Eglise n’est qu’un seul corps, mais auquel la puissance temporelle n’appartient pas ; le pouvoir que lui a confié Jesus-Christ est purement spirituel ; & comme l’empire ne doit point empiéter sur les droits du sacerdoce, le sacerdoce ne doit point usurper ceux de l’empire. 4°. L’Eglise a droit de contraindre les princes à procurer le bien de la religion, en employant les conseils, les exhortations, même les peines spirituelles si elles sont absolument nécessaires ; mais s’ensuit-il de-là qu’elle puisse les déposer & les priver de leurs états ? Sont-ce-là les armes qu’elle a employées contre les persécutions des empereurs payens ? 5°. On convient qu’il n’est pas permis de tolérer un prince impie & hérétique, c’est-à-dire de servir son impiété, de soutenir son erreur ; mais ces vices ne lui ôtent point sa souveraineté, & ne dispensent point ses sujets de l’obéissance qui lui est due quant au temporel ; les premiers fideles toléroient en ce sens les Nérons & les Dioclétiens ; non par foiblesse, comme le prétend Bellarmin, mais par principe de conscience, parce qu’ils étoient persuadés qu’en aucun cas la révolte n’est permise à des sujets. 6°. La condition que suppose Bellarmin dans la soumission des princes à l’Eglise, est une pure chimere : ils se soumettent aux pei-