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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 2.djvu/175

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celles qui viennent des sens, le plaisir ou le déplaisir qui les accompagne, naît de l’ordre ou du desordre, de l’arrangement ou défaut de symmétrie, de l’imitation ou de la bisarrerie qu’on remarque dans les objets ; & non des idées simples de la couleur, du son, & de l’étendue, considérées solitairement. V. Goût.

3°. Cela posé, j’appelle, dit M. Hutcheson, du nom de sens internes, ces déterminations de l’ame à se plaire ou à se déplaire à certaines formes ou à certaines idées, quand elle les considere : & pour distinguer les sens internes des facultés corporelles connues sous ce nom, j’appelle sens interne du beau, la faculté qui discerne le beau dans la régularité, l’ordre & l’harmonie ; & sens interne du bon, celle qui approuve les affections, les actions, les caracteres des agens raisonnables & vertueux. Voyez Bon.

4°. Comme les déterminations de l’ame à se plaire ou à se déplaire à certaines formes ou à certaines idées, quand elle les considere, s’observent dans tous les hommes, à moins qu’ils ne soient stupides ; sans rechercher encore ce que c’est que le beau, il est constant qu’il y a dans tous les hommes un sens naturel & propre pour cet objet ; qu’ils s’accordent à trouver de la beauté dans les figures, aussi généralement qu’à éprouver de la douleur à l’approche d’un trop grand feu, ou du plaisir à manger quand ils sont pressés par l’appetit, quoiqu’il y ait entr’eux une diversité de goûts infinie.

5°. Aussi-tôt que nous naissons, nos sens externes commencent à s’exercer & à nous transmettre des perceptions des objets sensibles ; & c’est là sans doute ce qui nous persuade qu’ils sont naturels. Mais les objets de ce que j’appelle des sens internes, ou les sens du beau & du bon, ne se présentent pas si-tôt à notre esprit. Il se passe du tems avant que les enfans refléchissent, ou du moins qu’ils donnent des indices de reflexion sur les proportions, ressemblances & symmétries, sur les affections & les caracteres : ils ne connoissent qu’un peu tard les choses qui excitent le goût ou la repugnance intérieure ; & c’est-là ce qui fait imaginer que ces facultés que j’appelle les sens internes du beau & du bon, viennent uniquement de l’instruction & de l’éducation. Mais quelque notion qu’on ait de la vertu & de la beauté, un objet vertueux ou bon est une occasion d’approbation & de plaisir, aussi naturellement que des mets sont les objets de notre appétit. Et qu’importe que les premiers objets se soient présentés tôt ou tard ? si les sens ne se développoient en nous que peu-à-peu & les uns après les autres, en seroient-ils moins des sens & des facultés ? & serions-nous bien venus à prétendre, qu’il n’y a vraiement dans les objets visibles, ni couleurs, ni figures, parce que nous aurions eu besoin de tems & d’instruction pour les-y appercevoir, & qu’il n’y auroit pas entre nous tous, deux persornes qui les y appercevroient de la même maniere ? Voyez Sens.

6°. On appelle sensations, les perceptions qui s’excitent dans notre ame à la présence des objets extérieurs, & par l’impression qu’ils font sur nos organes. Voyez Sensation. Et lorsque deux perceptions different entierement l’une de l’autre, & qu’elles n’ont de commun que le nom générique de sensation, les facultés par lesquelles nous recevons ces différentes perceptions, s’appellent des sens différens. La vûe & l’oüie, par exemple, désignent des facultés différentes, dont l’une nous donne les idées de couleur, & l’autre les idées de son : mais quelque différence que les sons ayent entr’eux, & les couleurs entr’elles, on rapporte à un même sens toutes les couleurs, & à un autre sens tous les sons ; & il paroît que nos sens ont chacun leur organe. Or si vous appliquez l’observation précédente au bon & au beau, vous verrez qu’ils sont exactement dans ce cas. Voyez Bon.

7°. Les défenseurs du sens interne entendent par

beau, l’idée que certains objets excitent dans notre ame, & par le sens interne du beau, la faculté que nous avons de recevoir cette idée ; & ils observent que les animaux ont des facultés semblables à nos sens extérieurs, & qu’ils les ont même quelquefois dans un degré supérieur à nous ; mais qu’il n’y en a pas un qui donne un signe de ce qu’on entend ici par sens interne. Un être, continuent-ils, peut donc avoir en entier la même sensation extérieure que nous éprouvons, sans observer entre les objets, les ressemblances & les rapports ; il peut même discerner ces ressemblances & ces rapports sans en ressentir beaucoup de plaisir ; d’ailleurs les idées seules de la figure & des formes, &c. sont quelque chose de distinct du plaisir. Le plaisir peut se trouver où les proportions ne sont ni considérées ni connues ; il peut manquer, malgré toute l’attention qu’on donne à l’ordre & aux proportions. Comment nommerons-nous donc cette faculté qui agit en nous sans que nous sachions bien pourquoi ? sens interne.

8°. Cette dénomination est fondée sur le rapport de la faculté qu’elle désigne avec les autres facultés. Ce rapport consiste principalement en ce que le plaisir que le sens interne nous fait éprouver, est différent de la connoissance des principes. La connoissance des principes peut l’accroître ou le diminuer : mais cette connoissance n’est pas lui ni sa cause. Ce sens a des plaisirs nécessaires, car la beauté & la laideur d’un objet est toûjours la même pour nous, quelque dessein que nous puissions former d’en juger autrement. Un objet desagréable, pour être utile, ne nous en paroît pas plus beau ; un bel objet, pour être nuisible, ne nous paroît pas plus laid. Proposez-nous le monde entier, pour nous contraindre par la récompense à trouver belle la laideur, & laide la beauté ; ajoûtez à ce prix les plus terribles menaces, vous n’apporterez aucun changement à nos perceptions & au jugement du sens interne : notre bouche loüera ou blâmera à votre gré, mais le sens interne restera incorruptible.

9°. Il paroît de-là, continuent les mêmes systématiques, que certains objets sont immédiatement & par eux-mêmes, les occasions du plaisir que donne la beauté ; que nous avons un sens propre à le goûter ; que ce plaisir est individuel, & qu’il n’a rien de commun avec l’intérêt. En effet, n’arrive-t-il pas en cent occasions qu’on abandonne l’utile pour le beau ? cette généreuse préférence ne se remarque-t-elle pas quelquefois dans les conditions les plus méprisées ? Un honnête artisan se livrera à la satisfaction de faire un chef-d’œuvre qui le ruine, plûtôt qu’à l’avantage de faire un mauvais ouvrage qui l’enrichiroit.

10°. Si on ne joignoit pas à la considération de l’utile, quelque sentiment particulier, quelqu’effet subtil d’une faculté différente de l’entendement & de la volonté, on n’estimeroit une maison que pour son utilité, un jardin que pour sa fertilité, un habillement que pour sa commodité. Or cette estimation étroite des choses n’existe pas même dans les enfans & dans les sauvages. Abandonnez la nature à elle-même, & le sens interne exercera son empire : peut-être se trompera-t-il dans son objet, mais la sensation de plaisir n’en sera pas moins réelle. Une philosophie austere, ennemie du luxe, brisera les statues, renversera les obélisques, transformera nos palais en cabanes, & nos jardins en forêts : mais elle n’en sentira pas moins la beauté réelle de ces objets ; le sens interne se révoltera contr’elle, & elle sera réduite à se faire un merite de son courage.

C’est ainsi, dis-je, que Hutcheson & ses sectateurs s’efforcent d’établir la nécessité du sens interne du beau : mais ils ne parviennent qu’à démontrer qu’il y a quelque chose d’obscur & d’impénétrable dans le plaisir que le beau nous cause ; que ce plaisir semble indé-