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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 2.djvu/179

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suit. De quelle utilité sont en Architecture les imitations de la nature & de ses productions ? A quelle fin placer une colonne & des guirlandes où il ne faudroit qu’un poteau de bois, ou qu’un massif de pierre ? A quoi bon ces cariatides ? Une colonne est-elle destinée à faire la fonction d’un homme, ou un homme a-t-il jamais été destiné à faire l’office d’une colonne dans l’angle d’un vestibule ? Pourquoi imite-t-on dans les entablemens, des objets naturels ? qu’importe que dans cette imitation les proportions soient bien ou mal observées ? Si l’utilité est le seul fondement de la beauté, les bas-reliefs, les cannelures, les vases, & en général tous les ornemens, deviennent ridicules & superflus.

Mais le goût de l’imitation se fait sentir dans les choses dont le but unique est de plaire ; & nous admirons souvent des formes, sans que la notion de l’utile nous y porte. Quand le propriétaire d’un cheval ne le trouveroit jamais beau que quand il compare la forme de cet animal au service qu’il prétend en tirer ; il n’en est pas de même du passant à qui il n’appartient pas. Enfin on discerne tous les jours de la beauté dans des fleurs, des plantes, & mille ouvrages de la nature dont l’usage nous est inconnu.

Je sai qu’il n’y a aucune des difficultés que je viens de proposer contre le système que je combats, à laquelle on ne puisse répondre : mais je pense que ces réponses seroient plus subtiles que solides.

Il suit de ce qui précede, que Platon s’étant moins proposé d’enseigner la vérité à ses disciples, que de desabuser ses concitoyens sur le compte des sophistes, nous offre dans ses ouvrages à chaque ligne des exemples du beau, nous montre très-bien ce que ce n’est point, mais ne nous dit rien de ce que c’est.

Que S. Augustin a réduit toute beauté à l’unité ou au rapport exact des parties d’un tout entr’elles, & au rapport exact des parties d’une partie considérée comme tout, & ainsi à l’infini ; ce qui me semble constituer plûtôt l’essence du parfait que du beau.

Que M. Wolf a confondu le beau avec le plaisir qu’il occasionne, & avec la perfection ; quoiqu’il y ait des êtres qui plaisent sans être beaux, d’autres qui sont beaux sans plaire ; que tout être soit susceptible de la derniere perfection, & qu’il y en ait qui ne sont pas suceptibles de la moindre beauté : teis sont tous les objets de l’odorat & du goût, considérés relativement à ces sens.

Que M. Crouzas en chargeant sa définition du beau, ne s’est pas apperçû que plus il multiplioit les caracteres du beau, plus il le particularisoit ; & que s’étant proposé de traiter du beau en général, il a commencé par en donner une notion, qui n’est applicable qu’à quelques especes de beaux particuliers.

Que Hutcheson qui s’est proposé deux objets, le premier d’expliquer l’origine du plaisir que nous éprouvons à la présence du beau ; & le second, de rechercher les qualités que doit avoir un être pour occasionner en nous ce plaisir individuel, & par conséquent nous paroître beau ; a moins prouvé la réalité de son sixieme sens, que fait sentir la difficulté de développer sans ce secours la source du plaisir que nous donne le beau ; & que son principe de l’uniformité dans la variété n’est pas général ; qu’il en fait aux figures de la Géométrie une application plus subtile que vraie, & que ce principe ne s’applique point du tout à une autre sorte de beau, celui des démonstrations des vérités abstraites & universelles.

Que le système proposé dans l’essai sur le mérite & sur la vertu, où l’on prend l’utile pour le seul & unique fondement du beau, est plus défectueux encore qu’aucun des précédens.

Enfin que le pere André Jésuite, ou l’auteur de l’essai sur le beau, est celui qui jusqu’à présent a le mieux approfondi cette matiere, en a le mieux connu l’éten-

due & la difficulté, en a posé les principes les plus

vrais & les plus solides, & mérite le plus d’être lû.

La seule chose qu’on pût desirer peut-être dans son ouvrage, c’étoit de déveloper l’origine des notions qui se trouvent en nous de rapport, d’ordre, de symmétrie : car du ton sublime dont il parle de ces notions, on ne sait s’il les croit acquises & factices, ou s’il les croit innées : mais il faut ajoûter en sa faveur que la maniere de son ouvrage, plus oratoire encore que philosophique, l’éloignoit de cette discussion, dans laquelle nous allons entrer.

Nous naissons avec la faculté de sentir & de penser : le premier pas de la faculté de penser, c’est d’examiner ses perceptions, de les unir, de les comparer, de les combiner, d’appercevoir entr’elles des rapports de convenance & disconvenance, &c. Nous naissons avec des besoins qui nous contraignent de recourir à différens expédiens, entre lesquels nous avons souvent été convaincus par l’effet que nous en attendions, & par celui qu’ils produisoient, qu’il y en a de bons, de mauvais, de prompts, de courts, de complets, d’incomplets, &c. la plûpart de ces expédiens étoient un outil, une machine, ou quelqu’autre invention de ce genre : mais toute machine suppose combinaison, arrangement de parties tendantes à un même but, &c. Voilà donc nos besoins, & l’exercice le plus immédiat de nos facultés, qui conspirent aussi-tôt que nous naissons à nous donner des idées d’ordre, d’arrangement, de symmétrie, de méchanisme, de proportion, d’unité : toutes ces idées viennent des sens, & sont factices ; & nous avons passé de la notion d’une multitude d’êtres artificiels & naturels, arrangés, proportionnés, combinés, symmétrisés, à la notion positive & abstraite d’ordre, d’arrangement, de proportion, de combinaison, de rapports, de symmétrie, & à la notion abstraite & négative de disproportion, de desordre & de cahos.

Ces notions sont expérimentales comme toutes les autres : elles nous sont aussi venues par les sens ; il n’y auroit point de Dieu, que nous ne les aurions pas moins : elles ont précédé de long-tems en nous celle de son existence : elles sont aussi positives, aussi distinctes, aussi nettes, aussi réelles, que celles de longueur, largeur, profondeur, quantité, nombre : comme elles ont leur origine dans nos besoins & l’exercice de nos facultés, y eût-il sur la surface de la terre quelque peuple dans la langue duquel ces idées n’auroient point de nom, elles n’en existeroient pas moins dans les esprits d’une maniere plus ou moins étendue, plus ou moins développée, fondée sur un plus ou moins grand nombre d’expériences, appliquée à un plus ou moins grand nombre d’êtres ; car voilà toute la différence qu’il peut y avoir entre un peuple & un autre peuple, entre un homme & un autre homme chez le même peuple ; & quelles que soient les expressions sublimes dont on se serve pour désigner les notions abstraites d’ordre, de proportion, de rapports, d’harmonie ; qu’on les appelle, si l’on veut, éternelles, originales, souveraines, regles essentielles du beau ; elles ont passé par nos sens pour arriver dans notre entendement, de même que les notions les plus viles ; & ce ne sont que des abstractions de notre esprit.

Mais à peine l’exercice de nos facultés intellectuelles, & la nécessité de pourvoir à nos besoins par des inventions, des machines, &c. eurent-ils ébauché dans notre entendement les notions d’ordre, de rapports, de proportion, de liaison, d’arrangement, de symmétrie, que nous nous trouvâmes environnés d’êtres où les mêmes notions étoient, pour ainsi dire, répétées à l’infini ; nous ne pûmes faire un pas dans l’univers sans que quelque production ne les ré-