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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 2.djvu/865

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gloutir Rome ce monument avoit été détruit, n’auroient-ils pas eu grand soin de le remettre sur pié dans un tems plus calme & plus serein ? le peuple lui-même, superstitieux comme il étoit, l’auroit demandé. Cicéron qui rapporte le même fait, ne parle point de la statue, ni du rasoir, ni de la pierre qu’on voyoit à ses piés ; il dit au contraire que la pierre & le rasoir furent enfoüis dans la place où le peuple Romain s’assembloit. Il y a plus, ce fait est d’une autre nature dans Cicéron que dans Tite Live : dans celui-ci Attius Navius déplaît à Tarquin, qui cherche à le rendre ridicule aux yeux du peuple, par une question captieuse qu’il lui fait : mais l’augure, en exécutant ce que Tarquin demande de lui, fait servir la subtilité même de ce roi philosophe à lui faire respecter le vol des oiseaux qu’il paroissoit mépriser. [Ex quo factum est, ut eum (Attium Navium) ad se rex Priscus accerseret. Cujus cum tentaret scientiam auguratûs, dixit ei se cogitare quiddam : id posset ne fieri consuluit. Ille, inaugurio acto, posse respondit : Tarquinius autem dixit se cogitasse cotem novaculâ posse præcidi. Tum Attium jussisse experiri, ita cotem in comitium allatam, inspectante & rege & populo, novaculâ esse discissam. In eo evenit ut & Tarquinius augure Attio Navio uteretur, & populus de suis rebus ad eum referret. Cotem autem illam & novaculam defossam in comitio, supraque impositum puteal accepimus. Cicer. de Divinit. lib. I.] Dans celui-là Attius Navius est une créature de Tarquin, & l’instrument dont il se sert pour tirer parti de la superstition des Romains. Bien loin de lui déplaire en s’ingérant dans les affaires d’état, c’étoit ce roi lui-même qui l’avoit appellé auprès de sa personne sans doute pour l’y faire entrer. Dans Cicéron, la question que Tarquin fait à l’augure n’est point captieuse, elle paroît au contraire préparée pour nourrir & fomenter la superstition du peuple. Il la propose chez lui à Attius Navius, & non dans la place publique en présence du peuple, sans que l’augure s’y attendît. Ce n’est point la premiere pierre qui tombe sous la main dont on se sert pour satisfaire à la demande du roi, l’augure a soin de l’apporter avec lui : on voit en un mot dans Cicéron, Attius Navius d’intelligence avec Tarquin pour joüer le peuple ; l’augure & le roi paroissent penser de même sur le vol des oiseaux. Dans Tite Live au contraire, Attius Navius est un payen dévot qui s’oppose avec zele à l’incrédulité d’un roi, dont la philosophie auroit pû porter coup aux superstitions du paganisme. Quel fond peut-on faire sur un fait sur lequel on varie tant, & quels monumens nous oppose-t-on ? ceux dont les auteurs qui en parlent ne conviennent pas. Si on écoute l’un, c’est une statue ; si on écoute l’autre, c’est une couverture. Selon Tite Live le rasoir & la pierre se virent long-tems, & selon Cicéron on les enfoüit dans la place [Cura non deesset, si qua ad verum via inquirentem ferret, nunc famâ rerum standum est, ubi certam derogat vetustas fidem ; & lacus nomen ab hac recentiore insignitiùs fabula est. Tit. Liv. lib. VII. q. serv. L.]. Le fait de Curtius ne favorise pas davantage les Sceptiques ; Tite Live lui-même qui le rapporte, nous fournit la réponse. Selon cet historien, il seroit difficile de s’assûrer de la vérité de ce fait si on vouloit la rechercher ; il sent qu’il n’a point assez dit, car bien-tôt après il le traite de fable. C’est donc avec la plus grande injustice qu’on nous l’oppose, puisque du tems de Tite Live, par qui on le sait, il n’y en avoit aucune preuve ; je dis plus, puisque du tems de cet historien il passoit pour fabuleux.

Que le Pyrrhonien ouvre donc enfin les yeux à la lumiere, & qu’il reconnoisse avec nous une regle de vérité pour les faits. Peut-il en nier l’existence, lui qui est forcé de reconnoître pour vrais certains faits, quoique sa vanité, son intérêt, toutes ses passions en un mot paroissent conspirer ensemble pour lui en dé-

guiser la vérité ? je ne demande pour juge entre lui

& moi, que son sentiment intime. S’il essaye de douter de la vérité de certains faits, n’éprouve-t-il pas de la part de sa raison la même résistance que s’il tentoit de douter des propositions les plus évidentes : & s’il jette les yeux sur la société, il achevera de se convaincre, puisque sans une regle de vérité pour les faits elle ne sauroit subsister.

Est-il assûré de la réalité de la regle, il ne sera pas long-tems à s’appercevoir en quoi elle consiste. Ses yeux toûjours ouverts sur quelqu’objet, & son jugement toûjours conforme à ce que ses yeux lui rapportent, lui feront connoître que les sens sont pour les témoins oculaires la regle infaillible qu’ils doivent suivre sur les faits. Ce jour mémorable se présentera d’abord à son esprit, où le monarque François, dans les champs de Fontenoi, étonna par son intrépidité & ses sujets & ses ennemis. Témoin oculaire de cette bonté paternelle qui fit chérir Louis aux soldats Anglois même, encore tout fumans du sang qu’ils avoient versé pour sa gloire, ses entrailles s’émûrent & son amour redoubla pour un roi, qui, non content de veiller au salut de l’état, veut bien descendre jusqu’à veiller sur celui de chaque particulier. Ce qu’il sent depuis pour son roi, lui rappelle à chaque instant que ces sentimens sont entrés dans son cœur sur le rapport de ses sens.

Toutes les bouches s’ouvrent pour annoncer aux contemporains des faits si éclatans. Tous ces différens peuples, qui malgré leurs intérêts divers, leurs passions opposées, mélerent leur voix au concert de loüanges que les vainqueurs donnoient à la valeur, à la sagesse, & à la modération de notre monarque, ne permirent pas aux contemporains de douter des faits qu’on leur apprenoit. C’est moins le nombre des témoins qui nous assûre ces faits, que la combinaison de leurs caracteres & de leurs intérêts, tant entr’eux qu’avec les faits mêmes. Le témoignage de six Anglois, sur les victoires de Melle & de Lauffeld, me fera plus d’impression que celui de douze François. Des faits ainsi constatés dans leur origine, ne peuvent manquer d’aller à la postérité : ce point d’appui est trop ferme, pour qu’on doive craindre que la chaîne de la tradition en soit jamais détachée. Les âges ont beau se succéder, la société reste toûjours la même, parce qu’on ne sauroit fixer un tems où tous les hommes puissent changer. Dans la suite des siecles, quelque distance qu’on suppose, il sera toûjours aisé de remonter à cette époque, où le nom flateur de Bien-aimé fut donné à ce roi, qui porte la couronne, non pour enorgueillir sa tête, mais pour mettre à l’abri celle de ses sujets. La tradition orale conserve ces grands traits de la vie d’un homme, trop frappans pour être jamais oubliés : mais elle laisse échapper à travers l’espace immense des siecles mille petits détails & mille circonstances, toûjours intéressantes lorsqu’elles tiennent à des faits éclatans. Les victoires de Melle, de Raucoux & de Lauffeld passeront de bouche en bouche à la postérité : mais si l’histoire ne se joignoit à cette tradition, combien de circonstances, glorieuses au grand général que le Roi chargea du destin de la France, se précipiteroient dans l’oubli ! On se souviendra toûjours que Bruvelles fut emporté au plus fort de l’hyver ; que Berg-op-zoom, ce fatal écueil de la gloire des Requesens, des Parmes & des Spinolas, ces héros de leur siecle, fut pris d’assaut ; que le siége de Mastreich termina la guerre : mais on ignoreroit sans le secours de l’histoire, quels nouveaux secrets de l’art de la guerre furent déployés devant Bruxelles & Berg-op-zoom, & quelle intelligence sublime dispersa les ennemis rangés autour des murailles de Mastreich, pour ouvrir à travers leur armée un passage à la nôtre, afin d’en faire le siége en sa présence.