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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 3.djvu/426

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hardi, qui se trouvant dans une position favorable, & profitant habilement de quelques circonstances heureuses, sauroit réveiller l’attention des savans, d’abord par une ostentation bruyante, par un ton décidé & affirmatif, & ensuite par des raisons, si ses premieres armes avoient entamé le préjugé.

Mais en attendant que ce nouveau Paracelse vienne avancer courageusement, que toutes les erreurs qui ont défiguré la Physique sont provenues de cette unique source ; savoir que des hommes ignorant la Chimie, se sont donné les airs de philosopher & de rendre raison des choses naturelles, que la Chimie, unique fondement de toute la Physique, étoit seule en droit d’expliquer, &c. comme Jean Keill l’a dit en propres termes de la Géométrie, & comme M. Desaguliers vient de le répéter dans la préface de son cours de Physique expérimentale ; en attendant, dis-je, ces utiles déclamations, nous allons tâcher de présenter la Chimie sous un point de vûe qui puisse la rendre digne des regards des Philosophes, & leur faire appercevoir qu’au moins pourroit-elle devenir quelque chose entre leurs mains.

C’est à leur conquête que nous nous attacherons principalement, quoique nous sachions fort bien que ce n’est pas en montrant la Chimie par son côté philosophique, qu’on parviendra à la mettre en honneur, à lui faire la fortune qu’ont mérité à la Physique les machines élégantes, l’optique, & l’électricité : mais comme il est des chimistes habiles déjà en possession de l’estime générale, & très en état de présenter la Chimie au public par le côté qui le peut attacher, sous la forme la plus propre à la répandre, nous avons cru devoir nous reposer de ce soin sur leur zele & sur leurs talens.

Mais pour donner de la Chimie générale philosophique que je me propose d’annoncer (je dis expressément annoncer ou indiquer, & rien de plus) l’idée que je m’en suis formée ; pour exposer dans un jour suffisant sa méthode, sa doctrine, l’étendue de son objet, & sur-tout ses rapports avec les autres sciences physiques, rapports par lesquels je me propose de la faire connoître d’abord ; il faut remonter jusqu’aux considérations les plus générales sur les objets de ces sciences.

La Physique, prise dans la plus grande étendue qu’on puisse lui accorder, pour la science générale des corps & des affections corporelles, peut être divisée d’abord en deux branches primitives essentiellement distinctes. L’une renfermera la connoissance des corps par leurs qualités extérieures, ou la contemplation de tous les objets physiques considérés comme simplement existans, & revêtus de qualités sensibles. Les sciences comprises sous cette division sont les différentes parties de la Cosmographie & de l’Histoire naturelle pure.

Les causes de l’existence des mêmes objets, celles de chacune de leurs qualités sensibles, les forces ou propriétés internes des corps, les changemens qu’ils subissent, les causes, les lois, l’ordre ou la succession de ces changemens, en un mot la vie de la nature : voilà l’objet de la seconde branche primitive de la Physique.

Mais la nature peut être considérée ou comme agissant dans son cours ordinaire selon des lois constantes, ou comme étant contrainte par l’art humain ; car les hommes savent imiter, diriger, varier, hâter, retarder, supprimer, suppléer, &c. plusieurs opérations naturelles, & produire ainsi certains effets qui, quoique très-naturels, ne doivent pas être regardés comme dûs à des agens simplement obéissans aux lois générales de l’univers. De-là une division très-bien fondée de notre derniere branche en deux parties, dont l’une comprendra l’étude des changemens entierement opérés par des agens

non-intelligens, & l’autre celle des opérations & des expériences des hommes, c’est-à-dire les connoissances fournies par les sciences physiques pratiques, par la Physique expérimentale proprement dite, & par les différens arts physiques. Les Chimistes ont coûtume de désigner ce double théatre de leurs spéculations par les noms de laboratoire de la nature & de laboratoire de l’art.

Tous les changemens qui sont opérés dans les corps, soit par la nature, soit par l’art, peuvent se réduire aux trois classes suivantes. La premiere comprendra ceux qui font passer les corps de l’état non-organique à l’état organique, & réciproquement de celui-ci au premier, & tous ceux qui dépendent de l’œconomie organique, ou qui la constituent. La deuxieme renfermera ceux qui appartiennent à l’union & à la séparation des principes constituans ou des matériaux de la composition des corps sensibles non-organiques, tous les phénomenes de la combinaison & de la décomposition des chimistes modernes. La troisieme enfin embrassera tous ceux qui font passer les masses ou les corps aggrégés du repos au mouvement, ou du mouvement au repos, ou qui modifient de différentes façons les mouvemens & les tendances.

Que les molécules organiques & les corps organisés soient soûmis à des lois essentiellement diverses (au moins quant à nos connoissances d’à-présent) de celles qui reglent les mouvemens de la matiere purement mobile & quiescible, ou inerte ; c’est une assertion sur l’évidence de laquelle on peut compter d’après les découvertes de M. de Buffon (Voyez Organisation), & d’après les erreurs démontrées des medecins qui ont voulu expliquer l’œconomie animale par les lois méchaniques. Par conséquent les phénomenes de l’organisation doivent faire l’objet d’une science essentiellement distincte de toutes les autres parties de la Physique. C’est une conséquence qu’on ne sauroit nous contester.

Mais s’il est vrai aussi que les affections des principes de la composition des corps soient essentiellement diverses de celles des corps aggregés ou des masses, l’utilité de notre derniere division sera démontrée dans toutes ses parties. Or les Chimistes prétendent qu’elles le sont en effet : nous allons tâcher d’éclaircir & d’étendre leur doctrine sur ce point ; car il faut avoüer qu’elle n’est ni claire, ni précise, ni profonde, même dans ceux des auteurs de Chimie, dont la maniere est la plus philosophique, & qui paroissent s’être le plus attachés aux objets de ce genre ; que Stahl lui-même qui plus qu’aucun autre a le double caractere que nous venons de désigner, & qui a très-expressément énoncé cette différence, ne l’a ni assez développée, ni poussée assez loin, ni même considérée sous son vrai point de vûe. Voyez son Prodromus de investigatione Chimico-physiologica, & son observation de differentia mixti, texti, aggregati, individui.

J’appelle masse ou corps aggregé, tout assemblage uniformément dense de parties continues, c’est-à-dire qui ont entre elles un rapport par lequel elles résistent à leur dispersion.

Ce rapport, quelle qu’en soit la cause, je l’appelle rapport de masse.

La continuité essentielle à l’aggregé ne suppose pas nécessairement la contiguité de parties, c’est-à-dire que le rapport de masse peut se trouver entre des parties qui ne se touchent point mutuellement ; quelle que soit la matiere qui constitue leur nœud, peut-être même sans qu’il soit nécessaire que ce nœud soit matériel.

Le rapport de masse suppose dans l’aggregé l’homogénéité ; car un assemblage de parties hétéroge-