Aller au contenu

Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 3.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loin d’être contraire à la volonté de Dieu, « a été inspiré par le souffle immédiat de son esprit divin ; & cela, non à un vilain de la tribu de Gad ou de Zabulon, mais à un noble cerveau de la tribu royale de Juda ». Non plebeio alicui Zabulonitæ aut Gaditæ ; sed nobili, ex stirpe regiâ, ex Judæ tribu, cerebro. Il est certainement beaucoup plus raisonnable & plus chrétien d’ennoblir son art par une considération telle que celle de l’honnête Borrichius, que de crier avec l’acariatre Hecquet, que les minéraux préparés chimiquement, & nommément le kermès minéral, sont des remedes pernicieux ; parce que les opérations chimiques troublent les arrangemens introduits dans les corps par la main du Créateur, les pervertissent, les alterent, ou les changent ; & qu’ainsi la Chimie est un art diabolique, qui va à mettre la créature à la place du Créateur ou de ses ouvrages.

Borrichius prend un intérêt si chaud à l’état de la Chimie antédiluvienne, qu’il se feroit un scrupule d’en avoir sur la réalité des monumens qu’il accumule : il n’a pas le moindre doute sur l’authenticité des livres de Manethon de Sebennys, prêtre d’Héliopolis, dédiées à Ptolomée Philadelphe. Il est convaincu que l’histoire de cet ancien auteur Egyptien a été dressée sur de très-bons mémoires, tels, par exemple, que les registres sacrés & les colonnes publiques. Eusebe (Eusebius Pamphili.) assûre d’après les fragmens de cet auteur, que Jule Africain nous a conservés, que le premier Thoït, ou Mercure Egyptien, traça sur des colonnes l’histoire des sciences qui fleurissoient avant le déluge. Certainement la Chimie en étoit, dit Borrichius ; les caracteres de Thoït furent hiéroglyphiques, & il employa la langue sacrée ; après le déluge sa doctrine fut traduite en Grec ; Agathodæmon ou le second Mercure, pere de Tat, l’écrivit dans des livres, mais encore en lettres hiéroglyphiques. Les critiques ont apperçû dans ce passage une certaine bisarrerie, qui le leur a fait rejetter avec mépris. Conringius & Stillingfleet ont trouvé contradictoire que Hermès eût écrit dans une certaine langue en caracteres hiéroglyphiques ; parce que, selon ces auteurs, les caracteres hiéroglyphiques peignoient les choses, & non des mots. L’auteur de l’essai sur les hiéroglyphes des Egyptiens, a rétabli la leçon de ce passage, & sauvé par-là la contradiction : il a dit lettres sacrées, au lieu de caracteres hiéroglyphiques ; & il a conclu de-là que toute la bisarrerie du passage ne devoit plus résider desormais que dans la grande antiquité attribuée au fait : car les lettres alphabétiques dont il s’agit, dit cet auteur, furent en usage assez tard parmi les Egyptiens ; & une dialecte sacrée fut introduite encore plus tard parmi eux. Au reste, que les colonnes de Thoït ayent pû résister aux eaux du déluge, & subsister plusieurs siecles après cet évenement qui changea la face entiere de la terre, Borrichius le prouve par l’exemple des fameuses colonnes de Seth, dont une restoit encore debout dans la terre de Seriad au tems de Joseph qui en fait mention, liv. I. ch. iij. des antiq. Judaïq. Quant à la traduction, Borrichius se croit obligé d’avoüer qu’elle pourroit bien n’être pas du second Mercure pere de Tat, dont la naissance précéda, selon lui, celle de la langue Grecque ; mais du cinquieme Mercure, ou du dernier de Cicéron, que personne, ajoûte fierement Borrichius, ne prouvera être mort avant la naissance de la langue Greque. Un Ursinus, & le savant Conringius, beaucoup plus connu que le premier, s’étoient déjà élevés contre les colonnes, & avoient jetté des doutes sur la bonne foi de Manethon : aussi Borrichius se met-il fort en colere contre ces incrédules, qu’il traite cependant avec une politesse qui n’étoit pas commune dans les savans de ces tems, sur-tout quand ils avoient tort. Ceux qui seront cu-

rieux des détails de cette dispute importante des

savans que nous venons de citer, & qui prendront quelqu’intérêt aux colonnes de Thoït, n’ont qu’à recourir à Borrichius, de ortu & progressu Chemia, & au traité d’Hermannus Conringius, de hermetici Egyptiorum vetere, & Paracelsicorum novâ doctrinâ. Au reste ce premier Thoït, ou le Mercure antédiluvien de Manethon, pourroit bien être le Seth de l’Ecriture, & l’histoire ou la fable des colonnes de Thoït & de Seth, ne regarder qu’un même fait : on le prendra aussi, si l’on veut, avec le P. Kircher, pour l’Enoch de l’Ecriture.

Voilà le précis des preuves sur lesquelles on établit la grande ancienneté de la Chimie : il est assez indifférent de les admettre ou de les rejetter ; & nous n’en parlerions pas davantage, si elles ne nous suggéroient une observation plus dans notre genre, & plus du goût général de notre siècle, que la critique historique que nous en serions : c’est qu’il faut bien distinguer dans tout ce qui précede, les faits, des inductions ; le positif, du raisonnement. Convenons, avec Borrichius, qu’on a travaillé les métaux avant le déluge ; mais n’allons pas en conclure que ces premiers Métallurgistes fussent des chimistes. Le panificium est certainement du ressort de la Chimie (Voyez Fermentation) ; la cuisine est une espece de Chimie domestique : cependant Adam eût été plus avancé dans ces arts que nos meilleurs boulangers & que nos plus parfaits cuisiniers, que je ne lui donnerois pas le titre de chimiste. Rien n’est plus faux que toute invention soit le résultat d’une vraie science ; quelque disposition que nous ayons à faire honneur aux savans des découvertes utiles, nous sommes forcés de convenir qu’on les doit presque toutes à des ignorans : & pour tirer nos exemples de la Chimie, ce n’est point un Chimiste réfléchissant scientifiquement sur les propriétés des corps, qui a découvert la Teinture, la Verrerie, la poudre-à-canon, le bleu de Prusse, l’imitation des pierres précieuses, &c. ces inventions nous viennent de manœuvres non chimistes, ou de chimistes manœuvrans. Combien d’autres procédés curieux sont dans les mains de simples ouvriers, & resteront peut-être toujours ignorés des grands maîtres Les Chimistes profonds, les hommes de génie, sont écartés par une espece de fatalité de toute recherche immédiatement applicable aux arts utiles ; la chaîne scientifique des vérités les entraîne à leur insû : occupés à en rapprocher les chaînons, ils restent indifférens & froids sur les objets moins intellectuels, & sur les recherches isolées ; & ce sont ces recherches qui produisent des arts : elles demeurent en partage à des têtes heureusement étroites, que le sensible seul touche & satisfait. Le transcendant, le curieux, l’outré, le sublime, l’abus de la science en un mot, est seul capable de satisfaire le goût malade de ces génies presque supérieurs à l’humanité : tant pis sans doute pour une société d’hommes, tant pis même pour leur propre bonheur ; mais quoi qu’il en soit, le fait est tel, & l’expérience est pour moi.

Ce qui constate, selon les historiens de la Chimie, le renouvellement ou plûtôt la naissance de la Chimie peu de tems après le déluge, c’est qu’on trouve dèslors des arts chimiques existans ; qu’il est parlé dans quelques auteurs de l’art de transmuer les métaux ; que d’autres en ont écrit expressément ; & qu’on apperçoit dans plusieurs ouvrages des vestiges épars des connoissances alchimiques.

La Métallurgie a été exercée dans les tems les plus reculés, ce fait est sûr ; les monumens historiques les plus anciens parlent de cet art, & d’arts qui le supposent : l’ancienneté de l’usage des remedes tirés des substances métalliques est manifeste par les