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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 4.djvu/444

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sion, il est naturel de croire que ce dogme étoit universellement reçu parmi les Juifs : on regardoit même comme des hérétiques, comme des gens indignes de vivre dans le sein d’Israel, tous ceux qui disoient que la matiere est de niveau avec l’Etre souverain, qu’elle lui est coéternelle, & qu’elle ne tient point de lui son existence. Cependant comme malgré les censures, & même les punitions corporelles encore plus puissantes que les censures, il y a toûjours des esprits novateurs & incapables de plier, trois sortes de novateurs s’étoient glissés parmi les Juifs ; mais ils n’oserent bien se déclarer qu’après la captivité de Babylone, où apparemment ils apprirent à déguiser moins leurs sentimens. Le commerce des gens hardis, & qui pensent librement, inspire je ne sai quelle témérité qu’on n’auroit point de soi-même. Les uns soûtenoient qu’un monde plus imparfait avoit précédé celui-ci ; que celui-ci sera relevé successivement par une infinité d’autres, mais toûjours en diminuant de perfection : la durée de chaque monde doit être de 7000 ans ; & la preuve qu’ils en apportoient, preuve très-vaine, très-frivole, c’est que Moyse a commencé la Genese par la lettre beth, qui est la seconde de l’alphabet hébreu, comme pour annoncer qu’il donnoit l’histoire à lui seul connue du second monde. Les autres insinuoient le même système, auquel Spinosa a depuis donné l’apparence géométrique. Les derniers novateurs enfin, plus délicats que les autres, convenoient à la vérité que les anges, les hommes, avec le monde sublunaire, avoient été créés ; mais en même tems ils disoient qu’il y a plusieurs mondes, tous sortis de Dieu par voie d’émanation, tous composés de la lumiere céleste fort épaissie. Ce qu’il y avoit de plus remarquable dans ce système, c’est qu’on avançoit les deux propositions suivantes : l’une, que Dieu n’a pû se dispenser de créer plusieurs mondes, parce que sans cela il n’auroit point rempli toute l’étendue, ni du nom de Jehovah, qui signifie celui qui existe, ni du nom d’Adonaï, qui signifie celui qui commande à des sujets : l’autre, que l’origine de tous ces mondes n’a pû être ni avancée ni reculée, parce qu’ils devoient tous paroître dans le tems même où ils ont paru. Mais le moment marqué par la sagesse de Dieu, est le seul moment où il soit digne de lui d’agir. Tous ces systèmes enfantés par le libertinage d’esprit, sont infiniment au-dessous de la noble simplicité que Moyse a sû mettre dans son histoire.

Cependant quelques peres de l’Église ont jugé à propos d’ajoûter quelques réflexions au récit du législateur des Juifs ; les uns, pour mieux faire connoître la toute-puissance divine ; les autres, prévenus de je ne sai quelles propriété des nombres. « Quand Moyse assûre, dit S. Augustin, lib. II. de civit. Dei, que le monde fut créé en six jours, on auroit tort de s’imaginer, & que ce tems eût été nécessaire à Dieu, & qu’il n’eût pû le créer tout à la fois ; mais on a seulement voulu par-là marquer la solennité de ses ouvrages ». En effet, six a une distinction particuliere ; c’est le premier des nombres qui se compose de ses parties aliquotes, 1, 2, 3 : il y a même des Juifs qui ont adopté ce sentiment ; & Philon, auteur d’une assez grande réputation, & habile dans la connoissance de la loi judaïque, a traité de ridicule l’opinion qui admet la distinction des journées, qui n’est rapportée par Moyse que pour marquer quelqu’ordre qui donne une idée de génération.

Cette dispute ne faisant rien au fond de la religion, chacun peut indifféremment embrasser le sentiment qui lui paroîtra le plus probable, & pour lequel il aura plus d’inclination. Cependant je crois qu’à examiner avec un esprit philosophique les différentes opinions de la création momentanée ou de la successive, celle de la création dans un instant donne

une plus grande idée de la puissance de Dieu, qui n’a pas besoin, comme un vil artisan, du tems & de la matiere pour perfectionner un ouvrage : il n’a qu’à dire que la lumiere se fasse, & la lumiere est faite ; fiat lux, & facta est lux. C’est dans cette prompte obéissance de la chose créée, que se manifeste la puissance du Créateur.

Sur ce principe on pourroit se persuader que tout ce que Dieu créa fut créé en un instant, ensemble, dans l’état le plus accompli où il devoit être créé. O Seigneur, dit un auteur inspiré, vous avez parlé, & toutes choses ont été produites ; vous avez envoyé votre esprit, & toutes choses ont été animées : nul ne résiste à votre voix. Pour la narration de Moyse, elle est liée avec tant d’ordre & de symmétrie, qu’elle pourroit aussi s’interpréter de cette maniere : Tout reçut en même tems la vie & l’existence. Mais si Dieu avoit voulu que les choses se succédassent les unes aux autres, après leur avoir imprimé la quantité de mouvement qui devoit subsister tant que le monde subsisteroit ; voici comme elles se seroient débrouillées, distribuées, arrangées. Ainsi les six jours ne sont que les six mutations par où passa la matiere pour former l’univers, tel que nous le voyons aujourd’hui. D’ailleurs le mot de jour, dans presque toute la Genese, ne doit point se prendre pour ce que nous appellons jour artificiel, mais seulement pour un certain espace de tems : ce qui est encore à observer en d’autres endroits de l’Ecriture, où les noms d’année, de semaine, de jour, ne doivent point être reçus au pié de la lettre. Ce qui peut donner encore du poids à ce sentiment, c’est que Moyse, après avoir fait séparément l’énumération des choses qui furent créées en six jours divers, il les réduit ensuite toutes à une seule journée, ou plûtôt à un seul instant fixe. En ce jour-la, dit-il, Dieu fit le ciel & la terre, & l’herbe des champs, &c.

Pour les docteurs Chrétiens, on peut dire en général que quelques-uns des premiers siecles ne sont pas bien clairs sur cet article. Saint Justin martyr, Tertullien, Théophile d’Antioche, ont soûtenu que dans la formation du monde, Dieu n’avoit fait que rappeller les choses à un meilleur arrangement : comme il est la bonté même, dit S. Justin, il a travaillé sur un sujet rébelle, informe, & il en a fait un ouvrage utile aux hommes. Quoique tous les philosophes modernes soient persuadés de la vérité de la création, il y en a cependant quelques-uns qui regardent la question, si Dieu a fait le monde de rien, ou s’il y a employé une matiere qui existoit éternellement, plûtôt comme une question philosophique, que comme une question de religion : ils soûtiennent que la révélation ne s’est point exprimée là-dessus d’une maniere positive. C’est le sentiment de deux auteurs anglois, dont l’un est Thomas Burnet, & l’autre Guillaume Whiston. Ils ont avancé que le premier chapitre de la Genese ne contenoit que l’histoire de la formation de la terre, & non du reste de l’univers qui subsistoit déjà. « En effet, remarque M. Whiston, lorsque Moyse raconte que pour manifester sa puissance Dieu créa le ciel & la terre, il n’entendoit que la terre que nous habitons & le ciel aérien, l’atmosphere qui l’enveloppe à une certaine distance. Moyse raconte ensuite que la terre étoit informe & toute nue, que les ténebres couvroient la face de l’abysme : quelle description plus énergique peut-on avoir du chaos ? Cette planete ainsi dépouillée passa par six revolutions avant que de recevoir la forme qui lui séoit le mieux. Une preuve démonstrative que l’écriture n’avoit en vûe que la formation de la terre, c’est que dans tous les endroits où elle parle de la fin du monde, ces passages ne doivent absolument s’interpréter que de la dissolution de cette même terre, & de la couche