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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 4.djvu/560

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ge n’a pas laissé de diminuer, puisqu’une bonne récolte ne rend aujourd’hui que la subsistance d’une année & demie ; au lieu qu’autrefois elle suffisoit à la nourriture de plus de deux années quoique le peuple fût plus nombreux. Mais l’attention continuelle que le gouvernement a toûjours eu de forcer par diverses opérations le pain de rester à bas prix, jointe à la bonté de nos terres, aux alternatives de chertés & de permissions d’exporter les grains, ont empêché les salaires d’augmenter à un certain point à raison de la subsistance. D’un autre côté, nos augmentations sur les monnoies ont beaucoup diminué la masse d’argent que la balance du commerce faisoit entrer annuellement ; ainsi les ouvriers occupés par le travail industrieux, n’ont pas eu à partager entr’eux annuellement une masse d’argent proportionnée à celle qu’ils avoient commencé à recevoir lors de la premiere époque de notre commerce, ni dans la même proportion que les ouvriers de l’Angleterre depuis l’établissement de son commerce jusqu’en 1689. D’où il s’ensuit que le prix des grains doit être plus cher dans ce pays qu’en France ; qu’il le seroit encore davantage, si la culture n’y avoit augmenté à la faveur de son excellente police & de la diminution des intérêts de l’argent ; enfin que lorsque toutes les terres de l’Angleterre seront en valeur, si la balance du commerce lui est annuellement avantageuse, il faudra nécessairement non-seulement que l’intérêt de l’argent y diminue encore, mais que le prix des grains y remonte à la longue ; sans quoi l’équilibre si nécessaire entre les diverses occupations du peuple n’existera plus. S’il cessoit d’exister, l’agriculture retrograderoit insensiblement ; & si l’on ne conservoit pas de bons mémoires du tems, on pourroit penser dans quelques siecles que c’est la sortie des grains qui est la cause des disettes.

De tout ce que nous venons de dire, on doit conclure en examinant la position & les intérêts de la France, que le principe employé par les Anglois pourroit lui être très-avantageux, mais que la maniere d’opérer doit être fort différente.

Elle est obligée d’entretenir pour sa défense un grand nombre de places fortes, des armées de terre très-nombreuses, & un grand nombre de matelots. Il est nécessaire que la denrée la plus nécessaire à la subsistance des hommes soit à bon marché, ou que l’état augmente considérablement ses dépenses. L’étendue de nos terres est si considérable, qu’une partie de nos manufactures a des trajets longs & dispendieux à faire par terre ; il est essentiel que la main-d’œuvre se soûtienne parmi nous à plus bas prix qu’ailleurs. Le pain est la principale nourriture de nos artisans : aucun peuple ne consomme autant de blés relativement à sa population. Tant que nos denrées de premiere nécessité se maintiendront dans cette proportion, le commerce & les manufactures, si on les protege, nous donneront annuellement une balance avantageuse qui augmentera notre population ou la conservera ; qui donnera à un plus grand nombre d’hommes les moyens de consommer abondamment les denrées de deuxieme, troisieme, & quatrieme nécessité que produit la terre ; & qui enfin par l’augmentation des salaires augmentera la valeur du blé même.

D’un autre côté, il est juste & indispensable d’établir l’équilibre entre les diverses classes & les diverses occupations du peuple. Les grains sont la plus forte partie du produit des terres comme la plus nécessaire : ainsi la culture des grains doit procurer au cultivateur un bénéfice capable de le maintenir dans sa profession, & de le dédommager de ses fatigues.

Ce qui paroîtroit le plus avantageux, seroit donc d’entretenir continuellement le prix des grains autour de ce point juste auquel le cultivateur est en-

couragé par son gain, tandis que l’artisan n’est point

forcé d’augmenter son salaire pour se nourrir ou se procurer une meilleure subsistance. Ce ne peut jamais être l’effet d’une gestion particuliere, toûjours dangereuse & plus certainement suspecte : mais la police générale de l’état peut y conduire

Le premier moyen est sans contredit d’établir une communication libre au-dedans entre toutes les provinces. Elle est essentielle à la subsistance facile d’une partie des sujets. Nos provinces éprouvent entr’elles de si grandes différences par rapport à la nature du sol & à la variété de la température, que quelques-unes ne recueillent pas en grains la moitié de leur subsistance dans les meilleures années. Elles sont telles, ces différences, qu’il est physiquement impossible que la récolte soit réputée abondante dans toutes à la fois. Il semble que la providence ait voulu par ce partage heureux nous préserver des disettes, en même tems qu’elle multiplioit les commodités. C’est donc aller contre l’ordre de la nature, que de suspendre ainsi la circulation intérieure des grains. Ce sont les citoyens d’un même état, ce sont les enfans d’un même pere qui se tendent mutuellement une main secourable ; s’il leur est défendu de s’aider entr’eux, les uns seront forcés d’acheter cher des secours étrangers, tandis que leurs freres vivront dans une abondance onéreuse.

Parmi tous les maux dont cet état de prohibition entre les sujets est la source, ne nous arrêtons que sur un seul. Je parle du tort qu’il fait à la balance générale du commerce, qui intéresse la totalité des terres & des manufactures du royaume. Car lorsque les communications sont faciles, le montant de cette balance se repartit entre chaque canton, chaque ville, chaque habitant : c’est à quoi il ne fait point assez d’attention. L’inégalité des saisons & des récoltes ne produit pas aussi souvent l’inégalité des revenus, que le fait celle de la balance. Dans le premier cas le prix supplée assez ordinairement à la quantité, & pour le dire en passant, cette remarque seule nous indique qu’un moyen assûré de diminuer la culture de terres, le nombre des bestiaux, & la population, c’est d’entretenir par une police forcée les grains à très-bas prix ; car le laboureur n’aura pas plutôt apperçu qu’en semant moins il peut faire le même revenu, qu’il cherchera à diminuer ses frais & ses fatigues, d’où résultera toûjours de plus en plus la rareté de la denrée.

Dans le second cas le cultivateur ne trouve plus le prix ordinaire de ses grains, de sa laine, de ses troupeaux, de ses vins ; le propriétaire est payé difficilement de sa rente, & cette rente baisseroit si la balance étoit desavantageuse pendant un petit nombre d’années seulement. L’ouvrier travaille moins, ou est forcé par le besoin de diminuer son salaire raisonnable ; parce que la quantité de la substance qui avoit coutume de vivifier le corps politique est diminuée. Tel est cependant le premier effet de l’interdiction dans une province. C’est un tocsin qui répand l’alarme dans les provinces voisines ; les grains se resserrent ; la frayeur, en grossissant les dangers, multiplie les importations étrangeres & les pertes de l’état.

Avant de se résoudre à une pareille démarche, il ne suffit pas de connoître exactement les besoins & les ressources d’une province ; il faudroit être instruit de l’état de toutes les autres dont celle-ci peut devenir l’entrepôt. Sans cette recherche préliminaire, l’opération n’est appuyée sur aucun principe : le hasard seul en rend les effets plus ou moins funestes.

Je conviens cependant que dans la position actuelle des choses, il est naturel que les personnes chargées de conduire les provinces, s’efforcent dans le cas d’un malheur général d’y soustraire la portion du peu-