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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/114

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tes les autres circonstances favorables à la langue barbare, celle même de la disproportion du nombre entre les anciens & les nouveaux habitans. S’il n’y a qu’un des deux peuples qui sache écrire, cela seul donne à sa langue le plus prodigieux avantage ; parce que rien ne fixe plus les impressions des mots dans la mémoire, que l’écriture. Pour appliquer cette considération générale, il faut la détailler ; il faut comparer les nations aux nations sous les différens points de vûe que nous offre leur histoire, apprécier les nuances de la politesse & de la barbarie. La barbarie des Gaulois n’étoit pas la même que celle des Germains, & celle-ci n’étoit pas la barbarie des Sauvages d’Amérique ; la politesse des anciens Tyriens, des Grecs, des Européens modernes, forment une gradation aussi sensible ; les Mexicains barbares, en comparaison des Espagnols (je ne parle que par rapport aux lumieres de l’esprit), étoient policés par rapport aux Caraibes. Or l’inégalité d’influence des deux peuples dans le mélange des langues, n’est pas toûjours relative à l’inégalité réelle des progrès, au nombre des pas de l’esprit humain, & à la durée des siecles interposés entre un progrès & un autre progrès ; parce que l’utilité des découvertes, & sur-tout leur effet imprévû sur les mœurs, les idées, la maniere de vivre, la constitution des nations & la balance de leurs forces, n’est en rien proportionnée à la difficulté de ces découvertes, à la profondeur qu’il faut percer pour arriver à la mine & au tems nécessaire pour y parvenir : qu’on en juge par la poudre & l’imprimerie. Il faut donc suivre la comparaison des nations dans un détail plus grand encore, y faire entrer la connoissance de leurs arts respectifs, des progrès de leur éloquence, de leur philosophie, &c. voir quelle sorte d’idées elles ont pû se préter les unes aux autres, diriger & apprécier ses conjectures d’après toutes ces connoissances, & en former autant de regles de critique particulieres.

12°. On veut quelquefois donner à un mot d’une langue moderne, comme le françois, une origine tirée d’une langue ancienne, comme le latin, qui, pendant que la nouvelle se formoit, étoit parlée & écrite dans le même pays en qualité de langue savante. Or il faut bien prendre garde de prendre pour des mots latins, les mots nouveaux, auxquels on ajoûtoit des terminaisons de cette langue ; soit qu’il n’y eût véritablement aucun mot latin correspondant, soit plûtôt que ce mot fût ignoré des écrivains du tems. Faute d’avoir fait cette legere attention, Ménage a dérivé marcassin de marcassinus, & il a perpétuellement assigné pour origine à des mots françois de prétendus mots latins, inconnus lorsque la langue latine étoit vivante, & qui ne sont que ces mêmes mots françois latinisés par des ignorans : ce qui est en fait d’étymologie, un cercle vicieux.

13°. Comme l’examen attentif de la chose dont on veut expliquer le nom, de ses qualités, soit absolues, soit relatives, est une des plus riches sources de l’invention ; il est aussi un des moyens les plus sûrs pour juger certaines étymologies : comment fera-t-on venir le nom d’une ville, d’un mot qui signifie pont, s’il n’y a point de riviere ? M. Freret a employé ce moyen avec le plus grand succès dans sa dissertation sur l’étymologie de la terminaison celtique dunum, où il réfute l’opinion commune qui fait venir cette terminaison d’un prétendu mot celtique & tudesque, qu’on veut qui signifie montagne. Il produit une longue énumération des lieux, dont le nom ancien se terminoit ainsi : Tours s’appelloit autrefois Casarodunum ; Leyde, Lugdunum Batavorum ; Tours & Leyde sont situés dans des plaines. Plusieurs lieux se sont appellés Uxellodunum, & uxel signifioit aussi montagne ; ce seroit un pléonasme. Le mot de Noviodunum, aussi très-commun, se trouve donné à des

lieux situés dans des vallées ; ce seroit une contradiction.

14°. C’est cet examen attentif de la chose qui peut seul éclairer sur les rapports & les analogies que les hommes ont dû saisir entre les différentes idées, sur la justesse des métaphores & des tropes, par lesquels on a fait servir les noms anciens à désigner des objets nouveaux. Il faut l’avoüer, c’est peut-être par cet endroit que l’art étymologique est le plus susceptible d’incertitude. Très-souvent le défaut de justesse & d’analogie ne donne pas droit de rejetter les étymologies fondées sur des métaphores ; je crois l’avoir dit plus haut, en traitant de l’invention : il y en a sur-tout deux raisons ; l’une est le versement d’un mot, si j’ose ainsi parler, d’une idée principale sur l’accessoire ; la nouvelle extension de ce mot à d’autres idées, uniquement fondée sur le sens accessoire sans égard au primitif, comme quand on dit un cheval serré d’argent ; & les nouvelles métaphores entées sur ce nouveau sens, puis les unes sur les autres, au point de présenter un sens entierement contradictoire avec le sens propre. L’autre raison qui a introduit dans les langues des métaphores peu justes, est l’embarras où les hommes se sont trouvés pour nommer certains objets qui ne frappoient en rien le sens de l’ouie, & qui n avoient avec les autres objets de la nature, que des rapports très-éloignés. La nécessité est leur excuse. Quant à la premiere de ces deux especes de métaphores si éloignées du sens primitif, j’ai déjà donné la seule regle de critique sur laquelle on puisse compter ; c’est de ne les admettre que dans le seul cas où tous les changemens intermédiaires sont connus ; elle resserre nos jugemens dans des limites bien étroites, mais il faut bien les resserrer dans les limites de la certitude. Pour ce qui regarde les métaphores produites par la nécessité, cette nécessité même nous procurera un secours pour les vérifier : en effet, plus elle a été réelle & pressante, plus elle s’est fait sentir à tous les hommes, plus elle a marqué toutes les langues de la même empreinte. Le rapprochement des tours semblables dans plusieurs langues très-différentes, devient alors une preuve que cette façon détournée d’envisager l’objet, étoit aussi nécessaire pour pouvoir lui donner un nom, qu’elle semble bisarre au premier coup-d’œil. Voici un exemple assez singulier, qui justifiera notre regle. Rien ne paroît d’abord plus étonnant que de voir le nom de pupilla, petite fille, diminutif de pupa, donné à la prunelle de l’œil. Cette étymologie devient indubitable par le rapprochement du grec κόρη, qui a aussi ces deux sens, & de l’hébreu bath-ghnain, la prunelle, & mot pour mot la fille de l’œil : à plus forte raison ce rapprochement est-il utile pour donner un plus grand degré de probabilité aux étymologies, fondées sur des métaphores moins éloignées. La tendresse maternelle est peut-être le premier sentiment que les hommes ayent eu à exprimer ; & l’expression en semble indiquée par le mot de mama ou am i, le plus ancien mot de toutes les langues. Il ne seroit pas extraordinaire que le mot latin amoit en tirât son origine. Cette opinion devient plus vraissemblable, quand on voit en hébreu le même mot amma, mere, former le verbe amam, amavit ; & il est presque porté jusqu’à l’évidence, quand on voit dans la même langue rekhem, uterus, former le verbe rakham, vehementer amavit.

15°. L’altération supposée dans les sons, forme seule une grande partie de l’art étymologique, & mérite aussi quelques considérations particulieres. Nous avons déjà dit (8°.) que l’altération du dérivé augmentoit à mesure que le tems l’éloignoit du primitif, & nous avons ajoûté, toutes choses d’ailleurs, égales, parce que la quantité de cette altération dépend aussi du cours que ce mot a dans le public. Il