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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/118

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me : un homme dira, j’appelle imagination cet esprit inventeur qui sait créer, disposer, faire mouvoir les parties & l’ensemble d’un grand tout. Il n’est pas douteux que si dans toute la suite de ses raisonnemens, l’auteur n’employe jamais dans un autre sens le mot imagination (ce qui est rare), l’on n’aura rien à lui reprocher contre l’exactitude de ses conclusions : mais qu’on y prenne garde, un philosophe n’est point autorisé à définir arbitrairement les mots. Il parle à des hommes pour les instruire ; il doit leur parler dans leur propre langue, & s’assujettir à des conventions déjà faites, dont il n’est que le témoin, & non le juge. Une définition doit donc fixer le sens que les hommes ont attaché à une expression, & non lui en donner un nouveau. En effet un autre joüira aussi du droit de borner la définition du même mot à des acceptions toutes différentes de celles auxquelles le premier s’étoit fixé : dans la vûe de ramener davantage ce mot à son origine, il croira y réussir, en l’appliquant au talent de présenter toutes ses idées sous des images sensibles, d’entasser les métaphores & les comparaisons. Un troisieme appellera imagination cette mémoire vive des sensations, cette représentation fidele des objets absens, qui nous les rend avec force, qui nous tient lieu de leur réalité, quelquefois même avec avantage, parce qu’elle rassemble sous un seul point de vûe tous les charmes que la nature ne nous présente que successivement. Ces derniers pourront encore raisonner très-bien, en s’attachant constamment au sens qu’ils auront choisi ; mais il est évident qu’ils parleront tous trois une langue différente, & qu’aucun des trois n’aura fixé toutes les idées qu’excite le mot imagination dans l’esprit des françois qui l’entendent, mais seulement l’idée momentanée qu’il a plû à chacun d’eux d’y attacher.

Le second défaut est né du desir d’éviter le premier. Quelques auteurs ont bien senti qu’une définition arbitraire ne répondoit pas au problème proposé, & qu’il falloit chercher le sens que les hommes attachent à un mot dans les différentes occasions où ils l’employent. Or, pour y parvenir, voici le procédé qu’on a suivi le plus communément. On a rassemblé toutes les phrases où l’on s’est rappellé d’avoir vû le mot qu’on vouloit définir ; on en a tiré les différens sens dont il étoit susceptible, & on a tâché d’en faire une énumération exacte. On a cherché ensuite à exprimer, avec le plus de précision qu’on a pû, ce qu’il y a de commun dans toutes ces acceptions différentes que l’usage donne au même mot : c’est ce qu’on a appellé le sens le plus général du mot ; & sans penser que le mot n’a jamais eu ni pû avoir dans aucune occasion ce prétendu sens, on a crû en avoir donné la définition exacte : Je ne citerai point ici plusieurs définitions où j’ai trouvé ce défaut ; je serois obligé de justifier ma critique ; & cela seroit peut-être long. Un homme d’esprit, même en suivant une méthode propre à l’égarer, ne s’égare que jusqu’à un certain point, l’habitude de la justesse le ramene toûjours à certaines vérités capitales de la matiere ; l’erreur n’est pas complette, & devient plus difficile à développer. Les auteurs que j’aurois à citer sont dans ce cas ; & j’aime mieux, pour rendre le défaut de leur méthode plus sensible, le porter à l’extrème ; & c’est ce que je vais faire dans l’exemple suivant.

Qu’on se représente la foule des acceptions du mot esprit, depuis son sens primitif spiritus, haleine, jusqu’à ceux qu’on lui donne dans la Chimie, dans la Littérature, dans la Jurisprudence, esprits acides, esprit de Montagne, esprit des lois, &c. qu’on essaye d’extraire de toutes ces acceptions une idée qui soit commune à toutes, on verra s’évanoüir tous les caracteres qui distinguent l’esprit, dans quelque sens qu’on le prenne, de toute autre chose. Il ne restera

pas même l’idée vague de subtilité ; car ce mot n’a aucun sens, lorsqu’il s’agit d’une substance immatérielle ; & il n’a jamais été appliqué à l’esprit dans le sens de talent, que d’une maniere métaphorique. Mais quand on pourroit dire que l’esprit dans le sens le plus général est une chose subtile, avec combien d’êtres cette qualification ne lui seroit-elle pas commune ? & seroit-ce là une définition qui doit convenir au défini, & ne convenir qu’à lui ? Je sai bien que les disparates de cette multitude d’acceptions différentes sont un peu plus grandes, à prendre le mot dans toute l’étendue que lui donnent les deux langues latine & françoise ; mais on m’avoüera que si le latin fût resté langue vivante, rien n’auroit empêché que le mot spiritus n’eût reçu tous les sens que nous donnons aujourd’hui au mot esprit. J’ai voulu rapprocher les deux extrémités de la chaîne, pour rendre le contraste plus frappant : il le seroit moins, si nous n’en considérions qu’une partie ; mais il seroit toûjours réel. A se renfermer même dans la langue françoise seule, la multitude & l’incompatibilité des acceptions du mot esprit sont telles, que personne, je crois, n’a été tenté de les comprendre ainsi toutes dans une seule définition, & de définir l’esprit en général. Mais le vice de cette méthode n’est pas moins réel, lorsqu’il n’est pas assez sensible pour empêcher qu’on ne la suive : à mesure que le nombre & la diversité des acceptions diminue, l’absurdité s’affoiblit ; & quand elle disparoît, il reste encore l’erreur. J’ose dire que presque toutes les définitions où l’on annonce qu’on va définir les choses dans le sens le plus général, ont ce défaut, & ne définissent véritablement rien ; parce que leurs auteurs, en voulant renfermer toutes les acceptions du mot, ont entrepris une chose impossible : je veux dire, de rassembler sous une seule idée générale des idées très-différentes entr’elles, & qu’un même mot n’a jamais pû désigner que successivement, en cessant en quelque sorte d’être le même mot.

On trouveroit des moyens d’éviter ces deux défauts ordinaires aux définitions, dans l’étude historique de la génération des termes & de leurs révolutions : il faudroit observer la maniere dont les hommes ont successivement augmenté, resserré, modifié, changé totalement les idées qu’ils ont attachées à chaque mot ; le sens propre de la racine primitive, autant qu’il est possible d’y remonter ; les métaphores qui lui ont succédé ; les nouvelles métaphores entées souvent sur ces premieres, sans aucun rapport au sens primitif. On diroit : « tel mot, dans un tems, a reçû cette signification ; la génération suivante y a ajoûté cet autre sens ; les hommes l’ont ensuite employé à désigner telle idée ; ils y ont été conduits par analogie ; cette signification est le sens propre : cet autre est un sens détourné, mais néanmoins en usage ». On distingueroit dans cette généalogie d’idées un certain nombre d’époques : spiritus, souffle, esprit, principe de la vie ; esprit, substance pensante ; esprit, talent de penser, &c. chacune de ces époques donneroit lieu à une définition particuliere ; on auroit du moins toûjours une idée préclse de ce qu’on doit définir ; on n’embrasseroit point à la fois tous les sens d’un mot ; & en même tems, on n’en exclueroit arbitrairement aucun ; on exposeroit tous ceux qui sont reçûs ; & sans se faire le législateur du langage, on lui donneroit toute la netteté dont il est susceptible, & dont nous avons besoin pour raisonner juste.

Sans doute, la méthode que je viens de tracer