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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/273

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nes lois, on adopta de cette idée tout ce qu’elle a de pratique. La seule expérience suffit pour diriger les craintes, les desirs, & les actions des hommes les moins philosophes, relativement à l’ordre réel des choses, telles qu’elles existent hors de nous, & cela ne les empêche pas de continuer à confondre les sensations avec les objets même, lorsqu’il n’y a aucun inconvénient pratique. Mais malgré cette confusion, c’est toûjours sur le mouvement & la distance des objets, que se reglent nos craintes, nos desirs, & nos propres mouvemens : ainsi l’esprit dut s’accoûtumer à séparer totalement la sensation de la notion d’existence, & il s’y accoûtuma tellement, qu’on en vint à la séparer aussi de la notion de présence, ensorte que ce mot présence, signifie non-seulement l’existence d’un objet actuellement apperçû par les sens, mais qu’il s’étend même à tout objet renfermé dans les limites où les sens peuvent actuellement appercevoir, & placé à leur portée, soit qu’il soit apperçû ou non.

Dans ce système général des êtres qui nous environnent, sur lesquels nous agissons, & qui agissent sur nous à leur tour, il en est que nous avons vûs paroître & reparoître successivement, que nous avons regardés comme parties du système où nous sommes placés nous mêmes, & que nous cessons de voir pour jamais : il en est d’autres que nous n’avons jamais vûs, & qui se montrent tout-à-coup au milieu des êtres, pour y paroître quelque tems & disparoître enfin sans retour. Si cet effet n’arrivoit jamais que par un transport local qui ne fit qu’éloigner l’objet pour toûjours de la portée de nos sens, ce ne seroit qu’une absence durable : mais un médiocre volume d’eau, exposé à un air chaud, disparoît sous nos yeux sans mouvement apparent ; les arbres & les animaux cessent de vivre, & il n’en reste qu’une très-petite partie méconnoissable, sous la forme d’une cendre legere. Par-là nous acquérons les notions de destruction, de mort, d’anéantissement. De nouveaux êtres, du même genre que les premiers, viennent les remplacer ; nous prévoyons la fin de ceux-ci en les voyant naître, & l’expérience nous apprendra à en attendre d’autres après eux. Ainsi nous voyons les êtres se succéder comme nos pensées. Ce n’est point ici le lieu d’expliquer la génération de la notion du tems, ni de montrer comment celle de l’existence concourt avec la succession de nos pensées à nous la donner. Voyez Succession, Tems & Durée. Il suffit de dire que lorsque nous avons cessé d’attribuer aux objets ce rapport avec nous, qui leur rendoit commun le témoignage que nos propres pensées nous rendent de nous-mêmes, la mémoire, en nous rappellant leur image, nous rappelle en même tems ce rapport qu’ils avoient avec nous dans un tems, où d’autres pensées qui ne sont plus, nous rendoient témoignage de nous-mêmes, & nous disons que ces objets ont été ; la mémoire leur assigne des époques & des distances dans la durée comme dans l’étendue. L’imagination ne peut suivre le cours des mouvemens imprimés aux corps, sans comparer la durée avec l’espace parcouru ; elle conclura donc du mouvement passé & du lieu présent, de nouveaux rapports de distance qui ne sont pas encore ; elle franchira les bornes du moment où nous sommes, comme elle a franchi les limites de la sensation actuelle. Nous sommes forcés alors de détacher la notion d’existence de tout rapport avec nous & avec la conscience de nos pensées qui n’existe pas encore, & qui n’existera peut-être jamais. Nous sommes forcés de nous perdre nous-mêmes de vûe, & de ne plus considérer pour attribuer l’existence aux objets que leur enchaînement avec le système total des êtres, dont l’existence ne nous est, à la vérité, connue que par leur rapport

avec la nôtre, mais qui n’en sont pas moins indépendans, & qui n’existeront pas moins, lorsque nous ne serons plus. Ce système, par la liaison des causes & des effets, s’étend indéfiniment dans la durée comme dans l’espace. Tant que nous sommes un des termes auquel se rapportent toutes les autres parties par une chaîne de relations actuelles, dont la conscience de nos pensées présentes est le témoin, les objets existent. Ils ont existé, si pour en retrouver l’enchaînement avec l’état présent du système, il faut remonter des effets à leurs causes ; ils existeront, s’il faut au contraire descendre des causes aux effets : ainsi l’existence est passée, présente, ou future, suivant qu’elle est rapportée par nos jugemens à différens points de la durée.

Mais soit que l’existence des objets soit passée, présente, ou future, nous avons vû qu’elle ne peut nous être certifiée, si elle n’a ou par elle-même, ou par l’enchaînement des causes & des effets, un rapport avec la conscience du moi, ou de notre existence momentanée. Cependant quoique nous ne puissions sans ce rapport assûrer l’existence d’un objet, nous ne sommes pas pour cela autorisés à la nier, puisque ce même enchaînement de causes & d’effets établit des rapports de distance & d’activité entre nous & un grand nombre d’êtres, que nous ne connoissons que dans un très-petit nombre d’instans de leur durée, ou qui même ne parviennent jamais à notre connoissance. Cet état d’incertitude ne nous présente que la simple notion de possibilité, qui ne doit pas exclure l’existence, mais qui ne la renferme pas nécessairement. Une chose possible qui existe, est une chose actuelle ; ainsi toute chose actuelle est existente, & toute chose existente est actuelle, quoiqu’existence & actualité ne soient pas deux mots parfaitement synonymes, parce que celui d’existence est absolu, & celui d’actualité est correlatif de possibilité.

Jusqu’ici nous avons développé la notion d’existence, telle qu’elle est dans l’esprit de la plûpart des hommes, ses premiers fondemens, la maniere dont elle a été formée par une suite d’abstractions de plus en plus générales, & différentiée d’avec les notions qui lui sont relatives ou subordonnées. Mais nous ne l’avons pas encore suivie jusqu’à ce point d’abstraction & de généralité où la Philosophie l’a portée. En effet, nous avons vû comment le sentiment du moi, que nous regardons comme la source de la notion d’existence, a été transporté par abstraction aux sensations mêmes regardées comme des objets hors de nous ; comment ce sentiment du moi a été généralisé en en séparant l’intelligence & tout ce qui caractérise notre être propre ; comment ensuite une nouvelle abstraction l’a encore transporté des objets de la sensation à tous ceux dont les effets nous indiquent un rapport quelconque de distance ou d’activité avec nous-mêmes. Ce degré d’abstraction a suffi pour l’usage ordinaire de la vie, & la Philosophie seule a eu besoin de faire quelques pas de plus, mais elle n’a eu qu’à marcher dans la même route ; car puisque les relations de distance & d’activité ne sont point précisément la notion de l’existence, & n’en sont en quelque sorte que le signe nécessaire, comme nous l’avons vû ; puisque cette notion n’est que le sentiment du moi transporté par abstraction, non à la relation de distance, mais à l’objet même qui est le terme de cette abstraction, on a le même droit d’étendre encore cette notion à de nouveaux objets, en la resserrant par de nouvelles abstractions, & d’en séparer toute relation avec nous de distance & d’activité, comme on en avoit précédemment séparé la relation de l’être apperçu à l’être appercevant. Nous avons reconnu que ce n’étoit plus par le rapport immédiat des êtres avec