Aller au contenu

Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pléer à son défaut par le secours de l’art : ils ne les employoient donc que pour aider dans les besoins bien marqués : ils ne connoissoient pas une infinité de moyens de l’aider sans la troubler, parce que leur matiere médicale étoit encore très-bornée, & réduite à des drogues presque toutes très-fortes, très-actives : s’ils avoient eu nos minoratifs, ils auroient moins craint de purger ; ils en auroient fait usage pour favoriser, pour soûtenir la disposition de la nature, sa vergence à procurer une évacuation de la matiere morbifique par la voie des selles, mais ils ne connoissoient pas ces minoratifs ; ils ne pouvoient donc pas agir dans bien des cas où nous pouvons le faire, pour aider la nature dans ses opérations : ils connoissoient encore moins l’art de ne faire qu’amuser par des secours inutiles, sans conséquence : la medecine politique n’étoit pas encore inventée, & substituée à la vraie medecine : on n’avoit pas encore l’adresse de savoir s’attribuer, comme on fait à présent, l’honneur d’une cure qu’on n’a pas même sû favoriser, à laquelle on a peut-être eu la mal-adresse de s’opposer, en contrariant la nature qui travailloit à la procurer : ensorte que cette puissance médicatrice a souvent à surmonter tous les obstacles de la guérison, autant par rapport au traitement de la maladie, qu’à la maladie elle-même.

Les principes de la méthode exspectante des anciens, que l’on trouve répetée par-tout dans tous leurs ouvrages, étoient bien différens, ainsi qu’il a été ci-dessus établi. Le divin Hippocrate les a admirablement rédigés dans ses aphorismes, & les a ainsi réduits en regles faciles à suivre, & solidement appuyées sur son recueil d’observations concernant les maladies épidémiques : regles qui ont été adoptées par le plus grand nombre des medecins qui l’ont suivi, convaincus par leurs propres observations, de la vérité de celles de leur chef.

C’est donc d’après ces regles que l’on doit juger les anciens ; que l’on doit voir si leur spéculation ne menoit qu’à l’inaction, ne tendoit qu’à faire des spectateurs oisifs : il suffira, pour le sujet dont il s’agit ici, d’ouvrir le livre des aphorismes, & d’examiner quelques-uns de ceux qui se présentent : ne voit-on pas, par exemple, que dans l’aphoris. jx. sect. 2. cet auteur recommande qu’avant de purger les malades, on rende leur corps fluide, c’est-à-dire qu’on dispose aux excrétions les humeurs morbifiques, en les délayant suffisamment, en favorisant la coction de ces humeurs, afin qu’elles puissent sortir avec facilité : ce précepte ne renferme-t-il pas des conseils d’agir ? n’annonce-t-il pas que l’art doit favoriser & procurer la purgation ? mais en même tems notre auteur veut qu’on attende le tems convenable pour la procurer : voilà donc aussi un conseil d’exspectation ; mais elle n’est pas oisive cette exspectation, puisqu’il entend qu’on employe le tems à préparer le corps à l’évacuation qui doit suivre.

Telle est la maniere dont ce grand maître établit ses regles : maniere raisonnée, qui a servi de fondement à la medecine dogmatique, qui lui a fait connoître les exceptions à ces mêmes regles, lorsqu’elles en ont été susceptibles ; ainsi, par rapport à celle qui vient d’être rapportée, comme il est des cas dans lesquels la préparation à la purgation n’est pas nécessaire, lorsque l’humeur morbifique est abondante & disposée à pouvoir être évacuée tout de suite : il recommande (aphor. xxjx. sect. 2.) que, les choses étant ainsi, même au commencement des maladies, l’on se hâte de procurer l’évacuation de cette humeur : il condamne l’exspectation dans ce cas, comme pouvant être nuisible, sans être en contradiction avec lui-même, à l’égard de l’aphor. xxij. sect. 1. dans lequel il établit expressément, que l’on doit seulement purger les humeurs qui sont cuites, & non pas celles qui sont encore

crues, & qu’il faut bien se garder de purger au commencement des maladies : dans le premier cas, il suppose que la coction n’est pas nécessaire ; que les humeurs morbifiques ont actuellement les qualités qu’elle pourroit leur donner : il n’y a donc pas de disposition plus favorable à attendre : dans le second cas, cette disposition à l’excrétion des humeurs n’existe pas ; il y a donc lieu à l’exspectation pour préparer à la coction, & donner le tems à ce qu’elle se fasse avant que d’agir, pour procurer l’évacuation : il donne une leçon bien plus importante (aphor. xxj. sect. 1.), qui prouve d’une maniere convaincante, qu’il étoit bien éloigné de ne conseiller qu’une exspectation oisive : cette leçon consiste à faire observer qu’il est très-nécessaire de prendre garde au cours que la nature donne aux humeurs ; d’où elles viennent ; où elles vont, & d’en procurer l’évacuation par les voies vers lesquelles elles tendent : il faut donc agir dans ce cas, pour procurer cette évacuation ; mais il ne faut pas le faire sans considération ; il faut attendre que les humeurs à évacuer se soient portées dans les couloirs qui leur conviennent, & en favoriser, en procurer l’excrétion par ces mêmes couloirs.

On pourroit rapporter un très-grand nombre d’autres preuves de ce que l’on a avancé ci-devant, tirées de toutes les parties des ouvrages du prince des Medecins, pour démontrer qu’en recommandant l’exspectation dans plusieurs cas, il ne se proposoit point de défendre l’usage des secours de l’art, mais il le perfectionnoit, en la faisant servir à le diriger, en le subordonnant à l’observation des phénomenes que l’expérience a appris être propre à indiquer les cas, où ces secours peuvent être employés utilement ; en un mot, en établissant que c’est la nature qui guérit les maladies, qu’elle n’a besoin du medecin, que pour l’aider à les guérir plûtôt, plus sûrement & plus agréablement, lorsqu’elle ne se suffit pas à elle-même pour cet effet ; que celui qui fait les fonctions de medecin, peut tout au plus se flater d’avoir bien secondé cette puissance dans les cures qu’il paroît opérer, parce qu’il est par conséquent très-rare que l’art soit utile dans le traitement des maladies, parce que ses véritables regles, qui ne doivent être dictées que par l’observation, sont très-peu connues, parce qu’il n’est de vrais medecins que ceux qui les connoissent, & qui sont persuadés que la principale science du guérisseur consiste à bien étudier & à bien savoir quid natura faciat & ferat, & à ne faire que concourir avec elle.

On ne peut s’assûrer de ce que la nature s’efforce de faire, & de ce qui peut résulter de ses efforts, qu’en attendant les phénomenes qui indiquent le tems où on peut placer les remedes avec succès (voyez Signe, Indication) : c’est par cette considération que le célebre Hoffman (tom. III. sect. 11. chap. xj. vers. 7.), regarde l’exspectation méthodique, comme un grand secret pour réussir dans la pratique de la Medecine. Cette exspectation, qui non-seulement n’est pas une inaction pure & simple, ni une spéculation oisive, mais une conduite éclairée du medecin, qui influe réellement sur l’evenement des maladies, & qui tend à le rendre heureux : conduite qui consiste à attendre de la nature le signal d’agir, lorsqu’elle peut le donner à-propos, & à employer ce tems d’attente à préparer par des moyens convenables, qui n’excitent aucun trouble, aucun mouvement extraordinaire, les changemens, à l’opération desquels il se propose de concourir ensuite par des moyens plus actifs, plus propres à procurer les excrétions, les crises, si elles ont besoin d’être excitées, à laisser ces mouvemens salutaires à eux-mêmes, lorsque la préparation suffit pour que les coctions, les crises s’effectuent autant qu’il est nécessaire, lorsque la nature est assez forte, &, pour ainsi