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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/362

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toutes parvenues jusqu’à nous, les anciens en ont cité quelques-unes qui nous manquent ; mais il n’est pas moins certain qu’elles étoient si familieres aux Grecs, que pour taxer quelqu’un d’ignorance ou de stupidité, il avoit passé en proverbe de dire, cet homme ne connoît pas même Esope.

Il faut ajoûter à sa gloire, qu’il sut employer avec art contre les défauts des hommes, les leçons les plus sensées & les plus ingénieuses dont l’esprit humain pût s’aviser. Celui qui a dit que ses apologues sont les plus utiles de toutes les fables de l’antiquité, savoit bien juger de la valeur des choses : c’est Platon qui a porté ce jugement. Il souhaite que les enfans sucent les fables d’Esope avec le lait, & recommande aux nourrices de les leur apprendre ; parce que, dit-il, on ne sauroit accoûtumer les hommes de trop bonne heure à la vertu.

Apollonius de Thyane ne s’est pas expliqué moins clairement sur le cas qu’il faisoit des fables d’Esope, aussi ne sont-elles jamais tombées dans le mépris. Notre siecle, quelque dédaigneux & quelqu’orgueilleux qu’il soit, continue de les estimer ; & le travail que M. Lestrange a fait sur ces mêmes fables en Angleterre, y est toûjours très-applaudi.

Quoique la vie du fabuliste phrygien, donnée par Planude, soit un vrai roman, de l’aveu de tout le monde, il faut cependant convenir que c’est un roman heureusement imaginé, que d’avoir conservé dans l’inventeur de l’apologue sa qualité d’esclave, & d’avoir fait de son maître un homme plein de vanité. L’esclave ayant à ménager l’orgueil du maître, il ne devoit lui présenter certaines vérités qu’avec précaution ; & l’on voit aussi dans sa vie, que le sage Esope sait toûjours concilier les égards & la sincérité par ses apologues. D’un autre côté, le maître qui s’arroge le nom de philosophe, ne devoit pas être homme à s’en tenir à l’écorce ; il devoit tirer des fictions de l’esclave les vérités qu’il y renfermoit : il devoit se plaire à l’artifice respectueux d’Esope, & lui pardonner la leçon en faveur de l’adresse & du génie. Nous autres fabulistes, pouvoit dire Esope, nous sommes des esclaves qui voulons instruire les hommes sans les fâcher, & nous les regardons comme des maîtres intelligens qui nous savent gré de nos ménagemens, & qui reçoivent la vérité, parce que nous leur laissons l’honneur de la deviner en partie.

Socrate songeant à concilier ensemble le caractere de poëte & celui de philosophe, fit à son tour des fables qui contenoient des vérités solides, & d’excellentes regles pour les mœurs ; il consacra même les derniers momens de sa vie à mettre en vers quelques-uns des apologues d’Esope.

Mais ce digne mortel, qui passe communément pour avoir eu le plus de communication avec les dieux, n’est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la Poësie & les Fables. Phedre, affranchi d’Auguste, & dans la suite persécuté par Sejan, suivit l’exemple de Socrate, & sa façon de penser. Se voyant sous un regne où la tyrannie rendoit dangereux tout genre d’écrire un peu libre & un peu élevé, il évita de se montrer d’une façon brillante, & vécut dans le commerce d’un petit nombre d’amis, éloigné de tous lieux où l’on pouvoit être entendu par les délateurs. « L’homme, dit-il, se trouvant dans la servitude, parce qu’il n’osoit parler tout haut, glissa dans ses narrations fabuleuses les pensées de son esprit, & se mit par ce moyen à convert de la calomnie ». Préface du troisieme livre de ses fables, qu’il dédia à Eutyche. Il s’occupa donc dans la solitude du cabinet à écrire des fables, & son génie poétique lui fut d’une grande ressource pour les composer en vers ïambiques. Quant à la matiere, il la traita dans le goût d’Esope, comme il le déclare lui même :

Æsopus auctor, quam materiam reperit,
Hanc ego polivi versibus senariis.

Il ne s’écarta de son modele qu’à quelques égards, mais alors ce fut pour le mieux. Du tems d’Esope, par exemple, la fable étoit comptée simplement, la moralité séparée, & toûjours de suite. Phedré ne crut pas devoir s’assujettir à cet ordre méthodique ; il embellit la narration, & transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement de la fable. Ses fleurs, son élégance & son extrème briéveté le rendent encore très-recommandable ; & si l’on y veut faire attention, on reconnoîtra dans le poëte de Thrace le caractere de Térence. Sa simplicité est si belle, qu’il semble difficile d’élever notre langue à ce haut point de perfection. Son laconisme est toûjours clair, il peint toûjours par des épithetes convenables ; & ses descriptions renfermées souvent en un seul mot, répandent encore de nouvelles graces dans ses ouvrages.

Il est vrai que cet auteur plein d’agrémens, a été très peu connu pendant plusieurs siecles ; mais ce phénomene doit seulement diminuer notre surprise à l’égard de l’obscurité qui a couvert la gloire de Paterculus son contemporain, & pareillement de Quinte-Curce, dont personne n’a fait mention avant le xv. siecle. Phedre a presque eu le même sort ; Pierre Pithou partage avec son frere l’honneur de l’avoir mis le premier au jour, l’an 1596. Les savans de Rome jugerent d’abord que c’étoit un faux nom ; mais bientôt après ils crurent rencontrer dans son style les caracteres du siecle d’Auguste, & personne n’en doute aujourd’hui. Phedre est devenu un de nos précieux auteurs classiques, dont on a fait plusieurs traductions françoises & de très-belles éditions latines, publiées par les soins de MM. Burman & Hoogstraten, en Hollande, depuis l’édition de France à l’usage du Dauphin.

Après Phedre, Rufus Festus Aviénus, qui vivoit sur la fin du jv. siecle, sous l’empire de Gratien, nous a donné des fables en vers élégiaques, & les a dédiées à Théodose l’ancien, qui est le même que Macrobe. Mais les fables d’Aviénus sont bien éloignées de la beauté & de la grace de celles de Phedre ; outre qu’elles ne paroissent guere propres aux enfans, s’il est vrai, comme le pense Quintilien, qu’il ne leur faut montrer que les choses les plus pures & les plus exquises.

Faërno (Gabrieli), natif de Crémone en Italie, poëte latin du xvj. siecle, mort à Rome en 1561, s’est attiré les loüanges de quelques savans, pour avoir mis les fables d’Esope en diverses sortes de vers ; mais il auroit été plus estimé, dit M. de Thou, s’il n’eût point caché le nom de Phedre, sur lequel il s’étoit formé, ou qu’il n’eût pas supprimé ses écrits, qu’il avoit entre les mains. Vainement M. Perrault a traduit les fables de Faërno en françois ; sa traduction qui vit le jour à Paris en 1699, est entierement tombée dans l’oubli.

Je n’ai pas fait mention jusqu’ici de deux fabulistes grecs nommés Gabrias & Aphthon, parce que le petit détail qui les concerne, est plûtôt une affaire d’érudition que de goût. Au reste les curieux trouveront dans la Bibliotheque de Fabricius tout ce qui regarde ces deux auteurs ; j’ajoûterai seulement que c’est du premier que veut parler Lafontaine, quand il dit :

Mais sur-tout certain Grec renchérit, & se pique
D’une élégance laconique :
Il renferme toûjours son conte en quatre vers,
Bien ou mal ; je le laisse à juger aux experts.

Si quelqu’un me reprochoit encore mon silence à l’égard de Locman, dont les fables ont été publiées en arabe & en latin par Thomas Erpenius, je lui ferois la même réponse, & je le renverrois à la Bi-