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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/405

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la Terre promise ; les mœurs, toûjours plus saines dans leur climat naturel, se corrompre sous un ciel étranger ; des princes, après avoir dépouillé leurs royaumes pour racheter un pays qui ne leur avoit jamais appartenu, achever de les ruiner pour leur rançon personnelle ; des milliers de soldats égarés sous plusieurs chefs, n’en reconnoître aucun, hâter leur défaite par la défection, & cette maladie ne finir que pour faire place à une contagion encore plus horrible.

Le même esprit de fanatisme entretenant la fureur des conquêtes éloignées, à peine l’Europe avoit réparé ses pertes, que la découverte d’un nouveau monde hâta la ruine du nôtre. À ce terrible mot, allez & forcez, l’Amérique fut desolée & ses habitans exterminés ; l’Afrique & l’Europe s’épuiserent en vain pour la repeupler ; le poison de l’or & du plaisir ayant énervé l’espece, le monde se trouva desert, & fut menacé de le devenir tous les jours davantage, par les guerres continuelles qu’allumera sur notre continent l’ambition de s’étendre dans ces îles étrangeres. Voilà pourtant où nous ont conduits les progrès du fanatisme ! Quand le plus humain des législateurs envoya des pêcheurs annoncer sa doctrine à toute la terre comme une bonne nouvelle, pensoit-il qu’on abuseroit un jour de sa parole pour bouleverser l’univers ? Il vouloit lier tous les hommes par le même esprit de charité, qu’ils vissent la lumiere avant de croire à sa mission ; mais le flambeau de la guerre n’étoit pas celui de son évangile. Il laissoit les armes aux faux prophetes qui n’auroient ni la raison ni l’exemple pour eux. Connoissant que l’hypocrisie endurcit les ames & que l’ignorance les abrutit ; que des aveugles conduits par des méchans, sont un spectacle affligeant pour le ciel, & tout-à-fait deshonorant pour la nature humaine ; il vouloit gagner & persuader, attacher les incrédules par le sentiment, & retenir les libertins par la conviction. Les nations idolatres devroient-elles lui reprocher, que depuis deux mille ans la terre éprouve les plus sanglantes révolutions dans toutes les contrées, où sa loi pure a pénétré ? Qu’est-ce donc, disent elles, qui a fait des esclaves en Amérique, & des rebelles au Japon ? seroit-ce la contradiction qui regne entre le dogme & la morale ? non. Mais la fureur des passions soûlevées par un levain de fanatisme ; peut-être l’aheurtement à des opinions, qui n’ayant point leurs racines dans l’esprit humain, ni leur modele dans la nature, ne peuvent se soûtenir que par des ressorts violens ; la confusion des idées, l’inévidence des principes, le mélange du faux & du vrai plus funeste qu’une ignorance absolue, causent cette alternative de bien & de mal qui fait de l’homme un monstre composé de tous les autres. Est-il bien surprenant, quand il ne suivra plus le fil de la raison, le plus céleste de tous les dons, qu’un roi de Perse immole au soleil son dieu, ceux qu’il appelle les disciples du crucifié, & qu’un prince chrétien aille brûler le temple du feu, & la ville des adorateurs du soleil ; qu’on voye pendant dix siecles deux empires divisés par un seul mot ; qu’un conquérant fasse vœu d’exterminer tous les ennemis du prophete, comme ceux-ci se voüoient depuis deux cents ans au massacre des infideles, & qu’il détruise l’empire d’Orient aux acclamations des Occidentaux, qui béniront le ciel d’avoir puni leurs freres schismatiques par la main des ennemis communs ? Est-il possible que les rois condamnent à mort tous les sujets de leurs états qui veulent retourner au paganisme, parce que la nouvelle religion ne leur convient pas ; que les peuples excédés de la tyrannie de leurs conquérans, renoncent à cette même religion qu’ils ont reçûe par force ; que dans la réaction des soûlevemens, ils s’oublient jusqu’à trépaner les prêtres & raser les églises, & qu’enfin pour

une église détruite, on égorge toute une nation ? Prenez garde de vous laisser séduire à ce ton emphatique ; ouvrez les annales de toutes les religions, & jugez vous-même.

Au reste, si les excès de l’ambition se trouvent ici confondus avec les égaremens du fanatisme, on sait que l’une est le vice des chefs, & l’autre la maladie du peuple. C’est aux lecteurs clairvoyans à démêler les nuances étrangeres dans la teinture dominante. Ceux-là ne commettront pas l’injustice de rejetter sur la religion, des abus qui viennent de l’ignorance des hommes. Le christianisme est la meilleure école d’humanité. Une loi, dit un auteur qu’aucun parti ne desavoüera, quelle que fût sa croyance ; « une loi qui ordonne à ses disciples d’aimer tous les hommes, sans en excepter même leurs ennemis ; qui leur défend de persécuter ceux qui les haïssent, & de haïr ceux qui les persécutent » : cette loi ne leur permet pas de maudire ceux qui bénissent Dieu dans une autre langue. Ce n’est pas à elle qu’on imputera ces fleuves de sang que le fanatisme a fait couler.

Parcourez donc la surface de la terre : & après avoir vû d’un coup-d’œil tant d’étendarts déployés au nom de la religion, en Espagne contre les Maures, en France contre les Turcs, en Hongrie contre les Tartares, tant d’ordres militaires fondés pour convertir les infideles à coups d’épée, s’entr’égorger aux piés de l’autel qu’ils devoient défendre ; détournez vos regards de ce tribunal affreux élevé sur le corps des innocens & des malheureux, pour juger les vivans comme Dieu jugera les morts, mais avec une balance bien différente. Suspect, convaincu, pénitent & relaps ; qualifications odieuses qu’inventa la tyrannie, afin que personne ne pût se dérober aux proscriptions : car ainsi que dans une forêt on a soin de marquer d’avance à l’écorce les arbres qu’on a résolu de couper, de même jettoit-on des notes d’hérésie ou de magie sur tous ceux qu’on vouloit dépouiller & brûler. S’il est vrai qu’après les édits sanguinaires d’Adrien, qui fit périr un million d’hommes pour cause de religion, les Juifs ayant passé dans l’Arabie deserte, y établirent la loi de Moyse par la voie de l’inquisition ; les voilà dans le cas de ce tyran qui fut brûlé dans un taureau d’airain, funeste invention de sa barbarie ; mais ce n’est pas à des chrétiens de les en punir, eux qui professent la loi de miséricorde, & qui reprochent aux Juifs de n’avoir imité que le dieu des vengeances.

« Cette fausse idée de Dieu & de la religion, dit Tillotson, que nous ne craindrons pas de citer encore, les dépouille l’un & l’autre de toute leur gloire & de toute leur majesté. Séparer de la divinité la bonté & la miséricorde, & de la religion la compassion & la charité, c’est rendre inutiles les deux meilleures choses du monde, la divinité & la religion. Les Payens regardoient si fort la nature divine comme bonne & bienfaisante envers le genre humain, que les dieux immortels leur sembloient presque faits pour l’utilité & l’avantage des hommes. En effet lorsque la religion nous pousse à faire mourir les hommes pour l’amour de Dieu, & à les envoyer en enfer le plûtôt qu’il est possible, lorsqu’elle ne sert qu’à nous rendre enfans de la colere & de la cruauté, ce n’est plus une religion, mais une impiété. Il vaudroit mieux qu’il n’y eût point de révélation, & que la nature humaine eût été abandonnée à la direction de ses penchans ordinaires, qui sont beaucoup plus doux & plus humains, beaucoup plus convenables au repos & au bonheur de la société, que de suivre les maximes d’une religion qui inspireroit une fureur si insensée, & qui travailleroit à détruire le gouvernement de l’état, & les fondemens de la prospérité du genre humain ».