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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/537

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de se servir que de la herse. Quelle étrange diminution dans la récolte, si les fautes se multiplient sur tous ces points ! La même ferme qui enrichira son fermier, si elle est bien conduite, lui fournira à peine les moyens de vivre, si elle ne l’est que médiocrement. On ne peut donc trop insister sur la nécessité de la présence du fermier à toutes les opérations de la culture ; ce soin extérieur lui appartient, & n’appartient qu’à lui. A l’égard de l’ordre intérieur de la maison, du soin des bestiaux, du détail de la basse-cour, la fermiere doit en être chargée. Ces objets demandent une vigilance plus resserrée, une économie exacte & minutieuse, qu’il seroit dangereux d’appliquer aux grandes parties de l’agriculture. Dans la maison on ne gagne qu’en épargnant, dans le champ une grande hardiesse à dépenser est souvent nécessaire pour gagner beaucoup. Il arrive très souvent que les fermieres qui deviennent veuves, se ruinent, parce qu’elles conduisent toute la ferme par les principes qui ne conviennent qu’à la bassecour.

On ne peut pas entreprendre de détailler tout ce qu’un fermier doit savoir pour diriger son labourage le mieux qu’il est possible. La théorie de l’agriculture est simple, les principes sont en petit nombre ; mais les circonstances obligent à les modifier de tant de manieres, que les regles échappent à-travers la foule des exceptions. La vraie science ne peut être enseignée que par la pratique, qui est la grande maîtresse des arts ; & elle n’est donnée dans toute son étendue, qu’à ceux qui sont nés avec du sens & de l’esprit. Pour ceux-là, nous pouvons assûrer qu’ils savent beaucoup ; nous oserions presque dire qu’on n’en saura pas plus qu’eux, s’il n’étoit pas plus utile & plus doux d’espérer toûjours des progrès.

Pourquoi les Philosophes, amis de l’humanité, qui ont tenté d’ouvrir des routes nouvelles dans l’agriculture, n’ont-ils pas eu cette opinion raisonnable de nos bons fermiers ? en se familiarisant avec eux, ils auroient trouvé dans des faits constans la solution de leurs problemes ; ils se seroient épargné beaucoup d’expériences, en s’instruisant de celles qui sont déjà faites : faute de ce soin, ils ont quelquefois marché à tâtons dans un lieu qui n’étoit point obscur. Cependant le tems s’écoule, l’esprit s’appesantit ; on s’attache à des puérilités, & l’on perd de vûe le grand objet, qui à la vérité demande un coup d’œil plus étendu.

Les cultivateurs philosophes ont encore eu quelquefois un autre tort. Lorsqu’en proposant leurs découvertes ils ont trouvé dans les praticiens de la froideur ou de la répugnance, une vanité peu philosophique leur a fait envisager comme un effet de stupidité ou de mauvaise volonté, une disposition née d’une connoissance intime & profonde qui produit un pressentiment sûr. Les bons fermiers ne sont ni stupides ni mal-intentionnés ; une vraie science qu’ils doivent à une pratique réfléchie, les défend contre l’enthousiasme des nouveautés. Ce qu’ils savent les met dans le cas de juger promptement & sûrement des choses qui en sont voisines. Ils ne sont point séduits par les préjugés qui se perpétuent dans les livres : ils lisent peu, ils cultivent beaucoup ; & la nature qu’ils observent avec intérêt, mais sans passion, ne les trompe point sur des faits simples.

On voit combien les véritables connoissances en agriculture, dépendent de la pratique, par l’exemple d’un grand nombre de personnes qui ont essayé sans succès de faire valoir leurs terres ; cependant parmi ceux qui ont fait ces tentatives malheureuses, il s’en est trouvé qui ne manquoient ni de sens ni d’esprit, & qui n’avoient pas négligé de s’instruire. Mais où puiser des instructions vraiment utiles, sinon dans la nature ? On se plaint avec raison des livres

qui traitent de l’agriculture ; ils ne sont pas bons, mais il est plus aisé de les trouver mauvais que d’en faire de meilleurs. Quelque bien fait que fût un livre en ce genre, il ne parviendroit jamais à donner une forme constante à l’art, parce que la nature ne s’y prête pas. Il faut donc, lorsqu’on porte ses vûes sur les progrès de l’agriculture, voir beaucoup en détail & d’une maniere suivie, la pratique des fermiers ; il faut souvent leur demander, plus souvent deviner les raisons qui les font agir. Quand on aura mis à cette étude le tems & l’attention nécessaires, on verra peut-être que la science de l’économie rustique est portée très loin par les bons fermiers ; qu’elle n’en existe pas moins, parce qu’il y a beaucoup d’ignorans ; mais qu’en général le courage & l’argent manquent plus que les lumieres.

Nous disons le courage & l’argent ; il faut beaucoup de l’un & de l’autre pour réussir à un certain point dans le labourage. La culture la plus ordinaire exige des avances assez grandes, la bonne culture en demande de plus grandes encore ; & ce n’est qu’en multipliant les dépenses de toute espece, qu’on parvient à des succès intéressans. Voyez Ferme.

Il ne faut pas moins de courage pour ne pas se rebuter d’une assiduité aussi laborieuse, sans être soûtenu par la considération qui couronne les efforts dans presque toutes les occupations frivoles.

Quelqu’habileté qu’ait un fermier, il est toûjours ignoré, souvent il est méprisé. Bien des gens mettent peu de différence entre cette classe d’hommes, & les animaux dont ils se servent pour cultiver nos terres. Cette façon de penser est très-ancienne, & vraissemblablement elle subsistera long-tems. Quelques auteurs, il est vrai, Caton, par exemple, disent que les Romains voulant loüer un citoyen vertueux, l’appelloient un bon laboureur ; mais c’étoit dans les premiers tems de la république. D’autres écrivains envisagent l’agriculture comme une fonction sacrée, qui ne doit être confiée qu’à des mains pures. Ils disent qu’elle est voisine de la sagesse, & alliée de près à la vertu. Mais il en est de ce goût respectable comme de l’intégrité précieuse, à laquelle les Latins ajoûtoient l’épithete d’antique. L’un & l’autre sont relégués ensemble dans les premiers âges, toûjours distingués par des regrets, jamais par des égards : aussi les auteurs qui sont habitans des villes, ne parlent que des vertus anciennes & des vices présens. Mais en pénétrant dans les maisons des laboureurs, on retrouve, de nos jours même, les mœurs que le luxe a chassées des grandes villes ; on peut y admirer encore la droiture, l’humanité, la foi conjugale, une religieuse simplicité. Les fermiers par leur état n’éprouvent ni le dégoût des besoins pressans de la vie, ni l’inquiétude de ceux de la vanité ; leurs desirs ne sont point exaltés par cette fermentation de chimeres & d’intérêts qui agitent les citoyens des villes : ils n’ont point de craintes outrées, leurs espérances sont modérées & légitimes : une honnête abondance est le fruit de leurs soins, ils n’en joüissent pas sans la partager : leurs maisons sont l’asyle de ceux qui n’ont point de demeure, & leurs travaux la ressource de ceux qui ne vivent que par le travail. A tant de motifs d’estime si l’on joint l’importance de l’objet dont s’occupent les fermiers, on verra qu’ils méritent d’être encouragés par le gouvernement & par l’opinion publique ; mais en les garantissant de l’avilissement, en leur accordant des distinctions, il faudroit se conduire de maniere à ne pas leur enlever un bien infiniment plus précieux, leur simplicité ; elle est peut-être la sauve-garde de leur vertu. Cet article est de M. le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles.

Fermiers, (Econ. polit.) sont ceux qui afferment & font valoir les biens des campagnes, & qui pro-