Aller au contenu

Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à une perception simple, & dans laquelle nous ne concevons aucune succession, n’est point durée ; & l’atome de matiere dans lequel nos sens ne peuvent distinguer de parties, n’est point sensiblement étendu. J’ai grand soin de distinguer l’étendue abstraite de l’étendue sensible, parce que ce sont en effet des acceptions très-différentes du même mot. La véritable étendue sensible, c’est l’étendue palpable : elle consiste dans les sensations qu’excitent en nous les surfaces des corps parcourues par le toucher. L’étendue visible, si l’on veut absolument en admettre une, n’est point une sensation directe, mais une induction fondée sur la correspondance de nos sensations, & par laquelle nous jugeons de l’étendue palpable d’après certaines apparences présentes à nos yeux. Enfin l’étendue abstraite est l’idée des dimensions de la matiere, séparées par une abstraction métaphysique de toutes les qualités sensibles des corps, & par conséquent de toute idée de limites, puisque l’étendue ne peut être limitée en effet que par des qualités sensibles. Il seroit à souhaiter que chacune de ces diverses acceptions eût un terme propre pour l’exprimer : mais soit que l’on consente ou que l’on refuse de remédier à la confusion des signes, il est très-important d’éviter la confusion des idées ; & pour l’éviter il faut, toutes les fois que l’on parle de l’étendue, commencer par déterminer le sens précis qu’on attache à ce mot. Par cette seule précaution une infinité de disputes qui partagent tous les jours le monde philosophe, se trouveroient décidées ou écartées. On demande si l’étendue est divisible à l’infini : mais veut-on parler du phénomene sensible, ou bien de l’idée abstraite de l’étendue ? Il est évident que l’étendue physique, celle que nous connoissons par les sens, & qui semble appartenir de plus près à la matiere, n’est point divisible à l’infini ; puisqu’après un certain nombre de divisions, le phénomene de l’étendue s’évanoüit, & tombe dans le néant relativement à nos organes. Est-ce seulement de l’idée abstraite de l’étendue qu’on entend parler ? Alors comme il entre de l’arbitraire dans la formation de nos idées abstraites, je dis que de la définition de celle-ci doit être déduite la solution de la question sur l’infinie divisibilité. Si l’on veut que toute partie intelligible de l’étendue soit de l’étendue, la divisibilité à l’infini aura lieu ; car comme les parties divisées intellectuellement peuvent être représentées par une suite infinie de nombres, elles n’auront pas plus de limites que ces nombres, & seront infinies dans le même sens, c’est-à-dire que l’on ne pourra jamais assigner le dernier terme de la division. Une autre définition de l’étendue abstraite auroit conduit à une autre solution. La question sur l’infinité actuelle de l’étendue se resoudroit de la même maniere : elle dépend, à l’égard de l’étendue sensible, d’une mesure actuelle qu’il est impossible de prendre ; & l’étendue abstraite n’est regardée comme infinie, que parce qu’étant séparée de tous les autres attributs de la matiere, elle n’a rien en elle-même, comme nous l’avons déjà remarqué, qui puisse la limiter ni la déterminer. On demande encore si l’étendue constitue ou non l’essence de la matiere ? Je réponds d’abord que le mot essence est équivoque, & qu’il faut en déterminer la signification avant de l’employer. Si la question proposée se réduit à celle-ci, l’étendue est-elle un attribut de la matiere, tel que l’on puisse en déduire par le raisonnement tous ses autres attributs ? Il est clair dans ce sens que l’étendue, de quelque façon qu’on la prenne, ne constitue point l’essence de la matiere ; puisqu’il n’est pas possible d’en déduire l’impénétrabilité, ni aucune des forces qui appartiennent à tous les corps connus. Si la question proposée revient à celle-ci : est-il possible de concevoir la matiere sans étendue ? Je réponds que l’idée que nous nous faisons de la matiere est incom-

plete toutes les fois que nous omettons par ignorance

ou par oubli quelqu’un de ses attributs ; mais que l’étendue n’est pas plus essentielle à la matiere, que ses autres qualités : elles dépendent toutes, ainsi que l’étendue, de certaines conditions pour agir sur nous. Lorsque ces conditions ont lieu, elles agissent sur nous aussi nécessairement que l’étendue, & toutes, sans excepter l’étendue, ne different entr’elles que par les différentes impressions dont elles affectent nos organes. Je ne conçois donc pas dans quel sens de très-grands métaphysiciens ont cru & voulu faire croire que l’étendue étoit une qualité premiere qui résidoit dans les corps telle précisément, & sous la même forme qu’elle réside dans nos perceptions ; & qu’elle étoit distinguée en cela des qualités secondaires, qui, selon eux, ne ressemblent en aucune maniere aux perceptions qu’elles excitent. Si ces métaphysiciens n’entendoient parler que de l’étendue sensible, pourquoi refusoient-ils le titre de qualités premieres à toutes les autres qualités sensibles ? & s’ils ne parloient que de l’étendue abstraite, comment vouloient-ils transporter nos idées dans la matiere, eux qui avoient une si grande répugnance à y reconnoître quelque chose de semblable à nos sensations ? La cause d’une telle contradiction ne peut venir que de ce que le phénomene de l’étendue ayant un rapport immédiat au toucher, celui de tous nos sens qui semble nous faire le mieux connoître la réalité des choses, & un rapport indirect à la vûe, celui de tous nos sens qui est le plus occupé, le plus sensible, qui conserve le plus long-tems les impressions des objets, & qui fournit le plus à l’imagination, nous ne pouvons guere nous représenter la matiere sans cette qualité toûjours présente à nos sens extérieurs & à notre sens intérieur ; & de-là on l’a regardée comme une qualité premiere & principale, comme un attribut essentiel, ou plûtôt comme l’essence même des corps, & l’on a fait dépendre l’unité de la nature de l’extension & de la continuité des parties de la matiere, au lieu d’en reconnoître le principe dans l’action que toutes ces parties exercent perpétuellement les unes sur les autres, qu’elles exercent même jusque sur nos organes, & qui constitue la véritable essence de la matiere relativement à nous.

Au reste comme il faut être de bonne foi en toutes choses, j’avoue que les questions du genre de celles que je viens de traiter, ne sont pas à beaucoup près aussi utiles qu’elles sont épineuses ; que les erreurs en pareille matiere intéressent médiocrement la société ; & que l’avancement des sciences actives qui observent & découvrent les propriétés des êtres, qui combinent & multiplient leurs usages, nous importe beaucoup plus que l’avancement des sciences contemplatives, qui se bornent aux pures idées. Il est bon, il est même nécessaire de comparer les êtres, & de généraliser leurs rapports ; mais il n’est pas moins nécessaire, pour employer avantageusement ces rapports généralisés, de ne jamais perdre de vûe les objets réels auxquels ils se rapportent, & de bien marquer le terme où l’abstraction doit enfin s’arrêter. Je crois qu’on est fort près de ce terme toutes les fois qu’on est parvenu à des vérités identiques, vagues, éloignées des choses, qui conserveroient leur inutile certitude dans tout autre univers gouverné par des lois toutes différentes, & qui ne nous sont d’aucun secours pour augmenter notre puissance & notre bien-être dans ce monde où nous vivons. Cet article est de M. Guenaut, éditeur de la collection académique ; ouvrage sur l’importance & l’utilité duquel il ne reste rien à ajoûter, après le discours plein de vûes saines & d’idées profondes que l’éditeur a mis à la tête des trois premiers volumes qui viennent de paroître.

Sur l’étendue géométrique, & sur la maniere dont