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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/583

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ou un archevêque des fous, & son élection étoit confirmée par beaucoup de bouffonneries qui servoient de sacre. Cet évêque élu officioit pontificalement, & donnoit la bénédiction publique & solennelle au peuple, devant lequel il portoit la mitre, la crosse, & même la croix archiépiscopale. Dans les églises qui relevoient immédiatement du saint siége, on élisoit un pape des sous, à qui l’on accordoit les ornemens de la papauté, afin qu’il pût agir & officier solennellement, comme le saint pere.

Des pontifes de cette espece étoient accompagnés d’un clergé aussi licentieux. Tous assistoient ces jours-là au service divin en habits de mascarade & de comédie. Ceux-ci prenoient des habits de pantomimes ; ceux-là se masquoient, se barbouilloient le visage, à dessein de faire peur ou de faire rire. Quand la messe étoit dite, ils couroient, sautoient & dansoient dans l’église avec tant d’impudence, que quelques-uns n’avoient pas honte de se mettre presque nuds : ensuite ils se faisoient traîner par les rues dans des tombereaux pleins d’ordures, pour en jetter à la populace qui s’assembloit autour d’eux. Les plus libertins d’entre les séculiers se mêloient parmi le clergé, pour joüer aussi quelque personnage de fou en habit ecclésiastique. Ces abus vinrent jusqu’à se glisser également dans les monasteres de moines & de religieuses. En un mot, dit un savant auteur, c’étoit l’abomination de la desolation dans le lieu saint, & dans les personnes qui par leur état devoient avoir la conduite la plus sainte.

Le portrait que nous venons de tracer des desordres de la fête des fous, loin d’être chargé, est extrèmement adouci ; le lecteur pourra s’en convaincre en lisant la lettre circulaire du 12 Mars 1444, adressée au clergé du royaume par l’université de Paris. On trouve cette lettre à la suite des ouvrages de Pierre de Blois ; & Sauval, tom. II. pag. 624. en donne un extrait qui ne suffit que trop sur cette matiere.

Cette lettre porte que pendant l’office divin les prêtres & les clercs étoient vêtus, les uns comme des bouffons, les autres en habits de femme, ou masqués d’une façon monstrueuse. Non contens de chanter dans le chœur des chansons des honnêtes, ils mangeoient & joüoient aux dés sur l’autel, à côté du prêtre qui célébroit la messe. Ils mettoient des ordures dans les encensoirs, & couroient autour de l’église, sautant, riant, chantant, proférant des paroles sales, & faisant mille postures indécentes. Ils alloient ensuite par toute la ville se faire voir sur des chariots. Quelquefois, comme on l’a dit, ils sacroient un évêque ou pape des fous, qui célébroit l’office, & qui revêtu d’habits pontificaux, donnoit la bénédiction au peuple. Ces folies leur plaisoient tant, & paroissoient à leurs yeux si bien pensées & si chrétiennes, qu’ils regardoient comme excommuniés ceux qui vouloient les proscrire.

Dans le registre de 1494 de l’église de S. Etienne de Dijon, on lit qu’à la fête des fous on faisoit une espece de farce sur un théatre devant une église, où on rasoit la barbe au préchantre des fous, & qu’on y disoit plusieurs obscénités. Dans les registres de 1521, ibid. on voit que les vicaires couroient par les rues avec fifres, tambours & autres instrumens, & portoient des lanternes devant le préchantre des fous, à qui l’honneur de la fête appartenoit principalement.

Dans le second registre de l’église cathédrale d’Autun, du secrétaire Rotarii, qui commence en 1411 & finit en 1416, il est dit qu’à la fête des fous, follorum, on conduisoit un âne, & que l’on chantoit, hé, sire âne, he, hé, & que plusieurs alloient à l’église déguisés en habits grotesques ; ce qui fut alors abrogé. Cet âne étoit honoré d’une chape qu’on lui met-

toit sur le dos. On nous a conservé la rubrique que

l’on chantoit alors, & le P. Théophile Raynaud témoigne l’avoir vû dans le rituel d’une de nos églises métropolitaines.

Il y a un ancien manuscrit de l’église de Sens, où l’on trouve l’office des fous tout entier.

Enfin, pour abreger, presque toutes les églises de France ont célébré la fête des fous sans interruption pendant plusieurs siecles durant l’octave des Rois. On l’a marquée de ce nom dans les livres des offices divins : festum fatuorum in Epiphaniâ & ejus octavis.

Mais ce n’est pas seulement en France que s’étendirent les abus de cette fête ; ils passerent la mer, & ils regnoient peut-être encore en Angleterre vers l’an 1530 : du moins dans un inventaire des ornemens de l’église d’Yorck, fait en ce tems-là, il est parlé d’une petite mitre & d’un anneau pour l’évêque des fous.

Ajoûtons ici que cette fête n’étoit pas célébrée moins ridiculement dans les autres parties septentrionales & méridionales de l’Europe, en Allemagne, en Espagne, en Italie, & qu’il en reste encore çà & là des traces que le tems n’a point effacées.

Outre les jours de la Nativité de Notre Seigneur, de S. Etienne, de S. Jean l’Evangeliste, des lnnocens, de la Circoncision, de l’Epiphanie, ou de l’octave des Innocens, que se célébroit la fête des fous, il se pratiquoit quelque chose de semblable le jour de S. Nicolas & le jour de sainte Catherine dans divers diocèses, & particulierement dans celui de Chartres. Tout le monde sait, dit M. Lancelot, hist. de l’acad. des Inscript. tome IV. qu’il s’étoit introduit pendant les siecles d’ignorance, des fêtes différemment appellées des fous, des ânes, des innocens, des calendes. Cette différence venoit des jours & des lieux où elles se faisoient ; le plus souvent c’étoit dans les fêtes de Noël, à la Circoncision ou à l’Epiphanie.

Quoique cette fête eût été taxée de paganisme & d’idolatrie par la Sorbonne en 1444, elle trouva des apologistes qui en défendirent l’innocence par des raisonnemens dignes de ces tems-là. Nos prédécesseurs, disoient-ils, graves & saints personnages, ont toûjours célébré cette fête ; pouvons-nous suivre de meilleurs exemples ? D’ailleurs la folie qui nous est naturelle, & qui semble née avec nous, se dissipe du moins une fois chaque année par cette douce récréation ; les tonneaux de vin creveroient, si on ne leur ouvroit la bonde pour leur donner de l’air : nous sommes des tonneaux mal reliés, que le puissant vin de la sagesse feroit rompre, si nous le laissions bouillir par une dévotion continuelle. Il faut donc donner quelquefois de l’air à ce vin, de peur qu’il ne se perde & ne se répande sans profit.

L’auteur du curieux traité contre le paganisme du roi-boit, prétend même qu’un docteur de Théologie soûtint publiquement à Auxerre sur la fin du xv. siecle, que la fête des fous n’étoit pas moins approuvée de Dieu que la fête de la Conception immaculée de Notre-Dame, outre qu’elle étoit d’une tout autre ancienneté dans l’Eglise.

Aussi les censures des évêques des xiij. & xjv. siecles eurent si peu d’efficace contre la pratique de la fête des fous, que le concile de Sens, tenu en 1460 & en 1485, en parle comme d’un abus pernicieux qu’il falloit nécessairement retrancher.

Ce fut seulement alors que les évêques, les papes & les conciles se réunirent plus étroitement dans toute l’Europe, pour abroger les extravagantes cérémonies de cette fête. Les constitutions synodales du diocèse de Chartres, publiées en 1550, ordonnerent que l’on bannît des églises les habits des fous qui sont de personnages de théatre. Les statuts synodaux de Lyon, en 1566 & 1577, défendirent tou-