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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/772

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l’Ecriture figurément, parce qu’elles semblent un peu détournées, & ne se présentent pas tout de suite : mais selon la quatrieme regle qu’on vient de lire, on ne devoit admettre de figures & d’allégories dans l’écriture de l’ancien Testament, comme étant d’institution divine, que celles qui sont appuyées sur l’autorité de J. C. des apôtres, ou de la tradition.

La seconde cause de l’emploi excessif des sens figurés, me semble avoir été pour les premiers écrivains ecclésiastiques, la coûtume des Juifs qui donnoient à l’Ecriture des explications spirituelles, & ce goût a duré chez eux jusqu’au viij. siecle.

Je trouve une troisieme cause de ces mêmes abus dans la méthode que les peres avoient d’instruire les fideles par des homélies, qui n’étoient que des commentaires suivis sur l’Ecriture ; car dans la nécessité de faire entrer dans ces commentaires les vérités de la Morale & de la religion, ils s’efforçoient de les trouver là-même où elles n’étoient pas, dans des récits purement historiques. Leur éloquence trouvoit son compte à s’écarter du sens littéral, & à secoüer le joug d’une rigoureuse précision. On peut se convaincre de la vérité de ce que nous disons, en ouvrant au hasard des homélies, & on verra que les explications figurées sont prodiguées dans cette espece d’ouvrages : d’ailleurs, comme ils travailloient tous leurs commentaires sur l’Ecriture, dans la vûe de les employer à l’instruction des fideles, plûtôt qu’à l’éclaircissement & à l’intelligence du texte, ils s’attachoient plus fortement à une maniere de l’expliquer, qui leur donnoit plus d’occasion de développer les vérités de la religion, surtout en matiere de Morale ; & c’est à quoi les explications figurées leur servoient merveilleusement.

Je donnerai ici un exemple de l’usage qu’ils en faisoient. Ce passage du Deuréronome : & erit vita tua pendens ante oculos tuos, & non credes vitæ tuæ, ch. xxviij. signifie que si les Israëlites ne sont pas fideles à observer la loi de Dieu, tant de maux les accableront, que leur vie sera suspendue à un filet, & qu’ils croiront la voir terminer à tous momens ; c’est ce que la suite démontre : timebis nocte & die, dit Moyse, & non credes vitæ tuæ ; manè dices quis mihi det vesperum, & vesperè quis mihi det manè.

Voilà le sens naturel du texte, c’est assûrément le seul que Moyse ait eu en vûe. S. Augustin l’a saisi sans doute ; mais quand on a donné ce sens si simple & si naturel, tout est dit ; cela ne fournit pas de certains détails dans une homélie. Sur cela S. Augustin laisse à côté ce premier sens, & se jettant dans une autre explication du passage en question, il y trouve la passion, le genre de mort de Jesus-Christ, sa qualité de redempteur, d’auteur de la vie, l’incrédulité des Juifs, &c. Et il dit là-dessus de fort belles choses, mais qui malheureusement ne sont point-du-tout relatives au texte.

Tous nos prédicateurs ont donné dans ces mêmes défauts ; & je trouve dans ceux qui joüissent de la plus grande réputation, des applications de l’Ecriture aussi fausses & aussi détournées que celle que je viens de rapporter.

Une quatrieme & une cinquieme cause de ces abus, sont, selon le judicieux M. Fleury (discours sur l’Hist. ecclés.), le mauvais goût qui faisoit mépriser ce qui étoit simple & naturel, & la difficulté d’entendre la lettre de l’Ecriture, faute de savoir les langues originales, je veux dire le grec & l’hébreu, & de connoître l’histoire & les mœurs de cette antiquité si reculée. C’étoit plûtôt fait de donner des sens mystérieux à ce que l’on n’entendoit pas ; & en effet, si l’on y prend garde, S. Augustin, S. Grégoire & la plus grande partie des peres qui ont travaillé sur l’Ecriture de cette façon, n’entendoient ni le grec ni l’hébreu. Au lieu que S. Jérôme qui connoissoit les sources, ne s’attache qu’au sens littéral.

Pour montrer que cette ignorance des langues originales a souvent influé dans la maniere dont les peres ont expliqué l’Ecriture, je citerai un exemple tiré encore de S. Augustin.

Au livre XIII. de la cité de Dieu, chap. xij. il explique ainsi la menace faite par Dieu au ch. ij. de la Genese. In quocumque die comederis ex eo, morte morieris : morte moriemini, dit-il, non tantum animæ mortis partem priorem ubi anima privatur Deo, nec tantùm posteriorem ubi corpus privatur animâ, nec solùm ipsam totam primam ubi anima & à Deo & à corpore separata punitur, sed quidquid mortis est usque ad novissimam quæ secunda dicitur, & quâ est nulla posterior comminatio illa amplexa est.

On voit bien que dans toute cette explication S. Augustin se fonde sur l’énergie & l’emphase qu’il prête à l’expression morte moriemini ; & c’est l’ignorance de la langue hébraïque qui le fait tomber dans cette erreur, selon la remarque du savant le Clerc, qui me fournit cet exemple, Artis crit. p. 11. sect. primâ, ch. jv. En hebreu on joint assez souvent l’infinitif au verbe, comme un nom, sans que ce redoublement donne aucune énergie à la phrase. Par exemple, au verset précédent on lit dans l’hébreu & dans les Septante, comedendo comedes, mis simplement pour comedes ; le même tour à-peu-près a lieu dans la dialecte attique. On trouve dans Homere concionem concionari ; les Latins mêmes disent vivere vitam, &c. & toutes ces expressions n’ont point l’emphase que S. Augustin a vûe ici.

Sixieme cause. L’opinion de l’inspiration rigoureuse de tous les mots, de toutes les syllabes de l’Ecriture & de tous les faits, c’est-à-dire de ceux-là mêmes dont les écrivains sacrés avoient été les témoins, & qu’ils pouvoient raconter d’après eux-mêmes. Car dans cette opinion on a regardé chaque mot de l’Ecriture, comme renfermant des mysteres cachés, & les circonstances les plus minutieuses des faits les plus simples, comme destinées par Dieu à nous fournir des connoissances très-relevées. Ce principe a été adopté par la plûpart des peres.

Je le trouve très-bien developpé par le jésuite Kirker, au liv. II. de son ouvrage de arcâ Noë. C’est au ch. viij. qu’il intitule de mystico-allegorico-tropologicâ arcæ expositione : il dit que puisque Dieu pouvoit d’un seul mot sauver du déluge Noë, ses enfans & les animaux, sans tout cet appareil d’arche, de provisions, &c. il est probable qu’il n’a fait construire ce grand bâtiment, & qu’il n’en a fait faire à l’historien sacré une description si exacte, que pour nous élever à la contemplation des choses invisibles par le moyen de ces choses visibles, & que cette arche cache & renferme de grands mysteres. Les bois durs & qui ne se corrompent point, sont les gens vertueux qui sont dans l’Eglise ; ces bois sont polis, pour marquer la douceur & l’humilité : les bois quarrés, sont les docteurs ; les trois étages de l’arche, sont les trois états qu’on voit dans l’Eglise, le séculier, l’ecclésiastique & le monastique. Il met les moines au troisieme étage, mais il n’assigne point aux deux autres ordres leurs places respectives, &c.

Voilà, je croi, les principales causes qui ont introduit les explications figurées. Je vais tâcher à présent de faire sentir les inconvéniens qu’a entraînés cette méthode d’interpreter l’Ecriture.

Premier inconvénient. Quoique les explications figurées puissent le plus souvent être rejettées, par cela seul qu’elles ne sont pas fondées, elles ne sont pas bien dangereuses tant qu’elles ne consistent qu’à chercher avec trop de subtilité dans les sens figurés de l’Ecriture, les dogmes établis d’ailleurs sur des passages pris dans leur sens propre & naturel. Mais le mal est qu’on ne s’est pas toûjours renfermé dans des bornes légitimes, & qu’on s’est efforcé d’ériger