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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/783

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peuple s’est fait des mœurs, des usages & des goûts différens ; & que de même que chaque particulier y tient plus ou moins au caractere général, de même aussi ils se sont fait des idées différentes de beauté ; & que celles-là peuvent être appellées belles, qui réunissent dans leurs personnes les qualités que leur nation exige : mais que d’ailleurs cette regle, toute restreinte qu’elle est, est encore sujette à des exceptions sans nombre. Combien d’amans qui soupirent pour des appas aussi imaginaires que les sujets de la jalousie qu’ils leur causent ? combien d’inconstances ridicules & dépravées ? En un mot, du moment qu’il sera prouvé que l’imagination préside à notre choix, ne nous étonnons plus de rien : qui pourroit rendre raison de ses fantaisies ?

Mais quoi ! après avoir établi qu’il y a un beau réel dans toutes choses, faudra-t-il conclure qu’il est chez l’homme seulement, idéal & arbitraire ? Non. L’homme est le chef-d’œuvre de la création, & rien ne peut entrer avec lui en comparaison de beauté. Mais parmi celles qui sont si libéralement répandues sur les races des hommes, quelle est celle qui doit avoir la préférence ? J’avouerai de grand cœur que ces têtes applaties, ces nez écrasés, ces joues & ces levres percées, ces piés si petits avec lesquels on ne peut plus marcher, doivent être mis hors des rangs, parce que la nature y paroît évidemment forcée. J’entendrai dire avec plaisir qu’un œil noir & vif, bien ouvert & placé à fleur de tête, paroissant plus propre à remplir sa destination, doit être par conséquent plus beau que celui de l’Asiatique, qui, tout petit qu’il est, est encore couvert d’une ample paupiere : mais je m’appercevrai avec douleur que la question est jugée par une des parties ; & que si la grandeur de l’organe décide en sa faveur, les Grecs qui, pour célebrer la beauté de Junon, chantoient ses yeux de bœuf, doivent l’emporter sur nous. Que celui qui se croira assez habile pour démontrer la juste proportion de l’œil, s’apprête à nous donner l’inverse de la bouche, que nous voulons petite ; & quand enfin de démonstration en démonstration il parviendroit à donner la regle pour trouver ce beau suprème qui devroit faire regle pour tous, qui s’y soûmettra ? Voyons-nous qu’une belle enleve les adorateurs d’une moins belle, avec cette rapidité que le beau l’emporte sur le moins beau ? Quelques hommes & quelques femmes se partageroient entre eux l’empire des cœurs ; le reste languiroit dans le mépris & l’abandon. Mais il est une autre source d’erreur ou d’équité dans nos jugemens. C’est notre ressemblance que nous ne pouvons nous empêcher d’approuver dans les autres ; sans compter une infinité de conjectures relatives au plaisir & au but des passions, qui nous déterminent quelquefois, même à notre insû. Un homme droit seroit bien laid, si tous les autres étoient bossus. Il n’y a pas jusqu’à l’imbécillité qui n’ait un préjugé en sa faveur : on a dit, vive les sots pour donner de l’esprit.

Ainsi donc l’empire prétendu de la beauté, dont on vante tant la puissance & l’étendue, bien apprécié, n’est autre chose que celui de notre propre imagination sur notre cœur, & qu’une passion déguisée sous ce nom pompeux ; mais je conviendrai qu’elle est la plus noble & la plus naturelle de toutes ; la plus noble, par rapport à son objet ; la plus naturelle, parce qu’elle prend sa source dans un penchant que Dieu a mis en nous, & duquel nous ne faisons qu’abuser. J’ajoûterai même qu’elle sera une vertu politique, toutes les fois que dégagée de toute idée grossiere, elle excitera en nous d’heureux efforts pour nous rendre plus aimables, plus doux, plus lians, plus complaisans, plus généreux, plus attentifs, & par conséquent plus dignes & plus utiles membres de la société. Cet art. est de M. d’Abbes de Cabroles,

Correcteur à la chambre des comptes du Languedoc.

Figure, terme de Peinture. Peindre la figure, ou faire l’image de l’homme, c’est premierement imiter toutes les formes possibles de son corps.

C’est secondement le rendre avec toutes les nuances dont il est susceptible, & dans toutes les combinaisons que l’effet de la lumiere peut opérer sur ces nuances.

C’est enfin faire naître, à l’occasion de cette représentation corporelle, l’idée des mouvemens de l’ame.

Cette derniere partie a été ébauchée dans l’article Expression. Elle sera développée avec plus de détail au mot Passion, & n’a pas le droit d’occuper ici une place.

Celle qui tient le second rang dans cette énumération, sera exposée au mot Harmonie du Coloris & du Clair obscur. La premiere seule assez abondante, fera la matiere de cet article.

Il s’agit donc ici des choses principales, qui sont nécessaires pour bien imiter toutes les formes possibles du corps de l’homme, c’est-à-dire ses formes extérieurement apparentes dans les attitudes qui lui sont propres.

Les apparences du corps de l’homme sont les effets que produisent à nos yeux ses parties extérieures : mais ces parties soûmises à l’action des ressorts qu’elles renferment, reçoivent d’eux leurs formes & leurs mouvemens ; ce qui nous fait naturellement remonter aux lumieres anatomiques, qui doivent éclairer les artistes.

C’est sans doute ici la place d’insister sur la nécessité dont l’Anatomie est à la Peinture. Comment imiter avec précision, dans tous ses mouvemens combinés, une figure mobile, sans avoir une idée juste des ressorts qui la font agir ? est ce par l’inspection réitérée de ses parties extérieures ? Il faut donc supposer la possibilité d’avoir continuellement sous les yeux cette figure, dans quelque attitude qu’on la dessine. Cette supposition n’est-elle pas absurde ? Mais je suppose qu’elle ne le soit pas. Ne sera-ce pas encore en tatonnant & par hasard, qu’on imitera cette correspondance précise des mouvemens de tous les membres & de toutes les parties de ces membres, qui varie au moindre changement des attitudes de l’homme ? Quel aveuglement de préférer cette route incertaine à la connoissance aisée des parties de l’anatomie, qui ont rapport aux objets d’imitation dans lesquelles se renferme la Peinture ! Que ceux à qui la paresse, le manque de courage, ou le peu de connoissance de l’étendue de leur art, font regarder l’Anatomie comme peu nécessaire, restent donc dans l’aveuglement dont les frappe leur ignorance ; & que ceux qui ambitionnent le succès, aspirent non-seulement à réussir, mais à savoir pourquoi & comment ils ont réussi.

Non-seulement il est inutile, mais il seroit même ridicule à l’artiste qui veut posséder son art, de chercher par l’étude de l’Anatomie à découvrir ces premiers agens imperceptibles, qui forment la correspondance des parties matérielles avec les spirituelles. Ce n’est pas non plus à acquérir l’adresse & l’habitude de démêler, le scalpel à la main, toutes les différentes substances dont nous sommes composés, qu’il doit employer un tems précieux. Une connoissance abregée de la structure du squelette de l’homme ; une étude un peu plus approfondie sur les muscles qui couvrent les os, & qui obligent la peau qu’ils soûtiennent à fléchir, à se gonfler, ou à s’étendre : voilà ce que l’Anatomie offre de nécessaire aux artistes pour guider leurs travaux. Est-ce dequoi les rebuter ? & quelques semaines d’étude, quelques instans de réflexion, feront-elles acheter trop cher des connoissances nécessaires ?