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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/277

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tage lorsqu’on regarde les travaux immenses de l’homme, qu’on examine le détail de ses arts, & le progrès de ses sciences ; qu’on le voit franchir les mers, mesurer les cieux, & disputer au tonnerre son bruit & ses effets. Mais comment ne pas frémir de la bassesse ou de l’atrocité des actions par lesquelles s’avilit souvent ce roi de la nature ? Effrayés de ce mélange monstrueux, quelques moralistes ont eu recours pour expliquer l’homme, à un mélange de bons & de mauvais principes, qui lui-même a grand besoin d’être expliqué. L’orgueil, la superstition & la crainte ont produit des systèmes, & ont embarrassé la connoissance de l’homme de mille préjugés que l’observation doit détruire. La religion est chargée de nous conduire dans la route du bonheur qu’elle nous prépare au-delà des tems. La Philosophie doit étudier les motifs naturels des actions de l’homme, pour trouver des moyens, du même genre, de le rendre meilleur & plus heureux pendant cette vie passagere.

Nous ne sommes assurés de notre existence que par des sensations. C’est la faculté de sentir qui nous rend présens à nous-mêmes, & qui bientôt établit des rapports entre nous & les objets qui nous sont extérieurs. Mais cette faculté a deux effets qui doivent être considérés séparément, quoique nous les éprouvions toujours ensemble. Le premier effet est le principe de nos idées & de nos connoissances ; le second est celui de nos mouvemens & de nos inclinations. Les Philosophes qui ont examiné l’entendement humain, ont marqué l’ordre dans lequel naissent en nous la perception, l’attention, la réminiscence, l’imagination, & tous ces produits d’une faculté générale qui forment & étendent la chaîne de nos idées. Voyez Sensations. Notre objet doit être ici de reconnoître les principaux effets du desir. C’est l’agent impérieux qui nous remue, & le créateur de toutes nos actions. La faculté de sentir appartient sans doute à l’ame ; mais elle n’a d’exercice que par l’entremise des organes matériels dont l’assemblage forme notre corps. De-là naît une différence naturelle entre les hommes. Le tissu des fibres n’étant pas le même dans-tous, quelques-uns doivent avoir certains organes plus sensibles, & en conséquence recevoir des objets qui les ébranlent, une impression dont la force est inconnue à d’autres. Nos jugemens & nos choix ne sont que le résultat d’une comparaison entre les différentes impressions que nous recevons. Ils sont donc aussi peu semblables d’un homme à un autre que ces impressions mêmes. Ces variétés doivent donner à chaque homme une sorte d’aptitude particuliere qui le distingue des autres par les inclinations, comme il l’est à l’extérieur par les traits de son visage. De-là on peut conclure que le jugement qu’on porte de la conduite d’autrui est souvent injuste, & que les conseils qu’on lui donne sont plus souvent encore inutiles. Ma raison est étrangere à celle d’un homme qui ne sent pas comme moi ; & si je le prends pour un fou, il a droit de me regarder comme un imbécille. Mais toutes nos sensations particulieres, tous les jugemens qui en résultent, aboutissent à une disposition commune à tous les êtres sensibles, le desir du bien-être. Ce desir sans cesse agissant, est déterminé par nos besoins vers certains objets. S’il rencontre des obstacles, il devient plus ardent, il s’irrite, & le desir irrité est ce qu’on appelle passion ; c’est-à-dire un état de souffrance, dans lequel l’ame toute entiere se porte vers un objet comme vers le point de son bonheur. Pour connoître tout ce dont l’homme est capable, il faut le voir lorsqu’il est passionné. Si vous regardez un loup rassasié, vous ne soupçonnerez pas sa voracité. Les mouvemens de la passion sont toujours vrais, & trop marqués pour qu’on puisse s’y méprendre. Or en suivant un homme agité par quelque passion, je le

vois fixé sur un objet dont il poursuit la jouissance ; il écarte avec fureur tout ce qui l’en sépare. Le péril disparoit à ses yeux, & il semble s’oublier soi-même. Le besoin qui le tourmente ne lui laisse voir que ce qui peut le soulager. Cette disposition frappante dans un état extrème, agit constamment, quoique d’une maniere moins sensible dans tout autre état. L’homme sans avoir un caractere particulier qui le distingue, est donc toujours ce que ses besoins le font être. S’il n’est pas naturellement cruel, il ne lui faut qu’une passion & des obstacles pour l’exciter à faire couler le sang. Le méchant, dit Hobbes, n’est qu’un enfant robuste. En effet, supposez l’homme sans expérience comme est un enfant, quel motif pourroit l’arrêter dans la poursuite de ce qu’il desire ? c’est l’expérience qui nous fait trouver dans notre union avec les autres, des facilités pour la satisfaction de nos besoins. Alors l’intérêt de chacun établit dans son esprit une idée de proportion entre le plaisir qu’il cherche, & le dommage qu’il souffriroit s’il aliénoit les autres. De-là naissent les égards, qui ne peuvent avoir lieu, qu’autant que les intérêts sont superficiels. Les passions nous ramenent à l’enfance, en nous présentant vivement un objet unique, avec ce dégré d’intérêt qui éclipse tout. Ce n’est point ici le lieu d’examiner quels peuvent être l’origine & les fondemens de la société. V. Sociabilité & Société.

Quels que puissent être les motifs qui forment & resserrent nos liens réciproques, il est certain que le seul ressort qui puisse nous mettre en mouvement, le desir du bien-être, tend sans cesse à nous isoler. Vous retrouverez par-tout les effets de ce principe dominant. Jettez un coup d’œil sur l’univers, vous verrez les nations séparées entre elles, les sociétés particulieres former des cercles plus étroits, les familles encore plus resserrées, & nos vœux toujours circonscrits par nos intérêts, finir par n’avoir d’objet que nous-mêmes. Ce mot que Paschal ne haïssoit dans les autres, que parce qu’un grand philosophe s’aime comme un homme du peuple, n’est donc pas haïssable, puisqu’il est universel & nécessaire. C’est une disposition réciproque que chacun de nous éprouve de la part des autres, & lui rend. Cette connoissance doit nous rendre fort indulgens sur ce que nous regardons comme torts à notre égard : on ne peut raisonnablement attendre de l’attachement de la part des hommes, qu’autant qu’on leur est utile. Il ne faut pas se plaindre que le degré d’utilité en soit toujours la mesure, puisqu’il est impossible qu’il y en ait une autre. L’attachement du chien pour le maître qui le nourrit, est une image fidelle de l’union des hommes entre eux. Si les caresses durent encore lorsqu’il est rassasié, c’est que l’expérience de ses besoins passés lui en fait prévoir de nouveaux. Ce qu’on appelle ingratitude doit donc être très-ordinaire parmi les hommes ; les bienfaits ne peuvent exciter un sentiment durable & desintéressé, que dans le petit nombre de ceux en qui l’habitude fait attacher aux actions rares une dignité qui les éleve à leurs propres yeux. La reconnoissance est un tribut qu’un orgueil estimable se paye à lui-même, & cet orgueil n’est pas donné à tout le monde. Dans la société, telle que nous la voyons, les liens n’étant pas toujours formés par des besoins apparens, ou de nécessité étroite, ils ont quelquefois un air de liberté qui nous en impose à nous-mêmes. On n’envisage pas, comme effets du besoin, les plaisirs enchanteurs de l’amitié, ni les soins desintéressés qu’elle nous fait prendre, mais nous ne pensons ainsi, que faute de connoître tout ce qui est besoin pour nous. Cet homme, dont la conversation vive fait passer dans mon ame une foule d’idées, d’images, de sentimens, m’est aussi nécessaire que la nourriture l’est à celui qui a faim. Il est en possession de me délivrer de l’ennui, qui est une