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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/279

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tence, porté à un certain dégré. En effet, en suivant ceux du chatouillement, depuis cette sensation vague, qui est une importunité jusqu’à ce dernier terme, au de-là duquel est la douleur : en descendant du chagrin le plus profond, jusqu’à cette douleur tendre & intéressante, qui en est une teinte affoiblie, on seroit tenté de croire que la douleur & le plaisir ne different que par des nuances. Voyez Plaisir. Quoi qu’il en soit, il est certain que nous devons au besoin d’être émus une curiosité, qui devient la passion de ceux qui n’en ont point d’autres, un goût pour le merveilleux, qui nous entraîne à tous les spectacles extraordinaires, une inquiétude qui nous promene dans la région des chimeres. Ce qui est renfermé dans ce qu’on appelle les termes de la raison, ne peut donc pas être long-tems pour nous le point fixe du bonheur. Les choses difficiles & outrées, les idées hors de la nature doivent nous séduire presque sûrement. Voyez Fanatisme. La vigilance religieuse, & l’occupation de la priere ne suffisent pas à l’imagination mélancholique d’un bonze. Il lui faut des chaînes dont il se charge ; des charbons ardens qu’il mette sur sa tête, des cloux qu’il s’enfonce dans ses chairs ; il est averti de son existence d’une maniere plus intime & plus forte, que celui qui remplit simplement les devoirs de la vie civile & de la charité. Suivez le cours de toutes les affections humaines, vous les verrez tendre à s’exalter, au point de paroître entierement défigurées. L’homme délicat & sensible devient foible & pusillanime : la dureté succede au courage ; le contemplatif devient quiétiste, & le zélé est bientôt un homme atroce. Il en est ainsi des autres caracteres, & même de celui qui se montre de la maniere la plus constante dans quelques individus, la gaieté. Il est rare qu’elle dure plus long-tems que la jeunesse, parce qu’elle est absorbée par les passions, qui occupent l’ame plus profondément, ou détruite par son exercice même. Mais dans ceux en qui ce caractere subsiste plus long-tems, parce qu’ils ne sont capables que d’intérêts superficiels, il s’altere par dégrés, & perd beaucoup de son honnêteté premiere. Les hommes légers qui n’ont que la gaieté pour attribut, ressemblent assez à ces jeunes animaux qui, après avoir épuisé toutes les situations plaisantes, finissent par égratigner & mordre. Cette pente qui entraîne presque tous les individus, peut s’observer en grand dans la masse des événemens qui ont agité la terre. Suivez l’histoire de toutes les nations, vous verrez les meilleurs gouvernemens se dénaturer ; une fermentation lente a fait croître la tyrannie dans les républiques : la monarchie est changée par le tems en pouvoir arbitraire. Voyez Gouvernement.

Lorsque dans un état la sécurité commence à polïr les mœurs, & que les idées se tournent du côté des plaisirs, la vertu regne au milieu d’eux : une urbanité modeste couvre la volupté d’un voile, mais il devient bientôt importun. Alors le libertinage se produit sans pudeur, & des goûts honteux insultent la nature. Dans les arts, vous verrez l’architecture quitter une simplicité noble pour prodiguer les ornemens ; la peinture chargera son coloris ; la même altération se fera sentir dans les ouvrages d’esprit. Le besoin de nouveauté mettra la finesse à la place de l’élégance ; l’obscurité prendra celle de la force, ou sophistiquera fort ; une métaphysique puérile analysera les sentimens ; tout sera perdu, si quelques génies heureux ne rompent pas cette marche naturelle des penchans humains. Mais la physique expérimentale cultivée & le tableau de la nature présenté par des hommes d’une trempe forte & rare pourront donner à l’esprit humain un spectacle qui étendra ses vûes, & fera naître un nouvel ordre de choses.

Nous voyons que l’homme paresseux par nature, mais agité par l’impatience de ses desirs est le jouet continuel d’un esprit qui ne se renouvelle que pour le trahir. Fatigué dans la recherche du bonheur par mille intérêts étrangers qui le croisent, rebuté par les obstacles, ou dégoûté par la jouissance, il semble que la méchanceté lui dût être pardonnable, & que le malheur soit son état naturel. L’intérêt de tous réclamant contre l’intérêt de chacun, a donné naissance aux lois qui arrêtent l’extérieur des grands crimes. Mais malgré les lois, il reste toûjours à la méchanceté un empire qui n’en est pas moins vaste pour être ténébreux. Dans une société nombreuse, une foule d’intérêts honnêtes & obscurs que la scélératesse peut troubler, lui donne sans danger un exercice continuel. La société humaine seroit donc une confédération de méchans que l’intérêt seul tiendroit unis, & auxquels il ne faudroit que la suppression de cet intérêt pour les armer les uns contre les autres. Mais en observant l’homme de près, il n’est pas possible de méconnoître en lui un sentiment doux qui l’intéresse au sort de ses semblables toutes les fois qu’il est tranquille sur le sien. Peut-être rencontrerez-vous quelques monstres atrabilaires qu’une organisation vicieuse & rare porte à la cruauté. Une habitude affreuse aura rendu peut-être à quelques autres cette émotion nécessaire. La plûpart des hommes, lorsque des passions particulieres ne les enleveront pas aux mouvemens de la nature, céderont à une sensibilité précieuse qui est la source de toutes les vertus, & qui peut être celle d’un bonheur constant. Voyez Humanité. Ce sentiment tempere dans l’homme l’activité de l’amour-propre ; & peu semblable aux autres genres d’émotion, il acquiert des forces en s’exerçant. On ne sauroit donc l’inspirer de trop bonne heure aux enfans. On devroit chercher à l’exciter en eux par des images pathétiques, & leur présenter des situations attendrissantes qui pussent le développer. Des leçons de bienséance seroient peut-être plus de leur goût, & leur serviroient sûrement plus que ne peuvent faire les mots barbares dont on les fatigue. Si ces idées ne sont pas fort actives pendant l’effervescence de la jeunesse, elles s’emparent du terrein que les passions abandonnent, & leur douceur remplace l’yvresse de celles-ci. Elles élevent & remplissent l’ame. Malheureux qui n’a point éprouvé la sensation complete qu’elles procurent ! Nous disons qu’on pourroit développer dans les enfans le sentiment vertueux de la pitié. L’expérience apprend qu’on pourroit aussi leur inspirer tous les préjugés favorables, soit au bien des hommes en général, soit à l’avantage de la société particuliere dans laquelle ils vivent. Ces heureux préjugés faisoient à Sparte autant de héros que de citoyens, & ils pourroient produire dans tous les hommes toutes les vertus relatives aux situations dans lesquelles ils sont placés. L’amour propre étant une fois dirigé vers un objet, une premiere action généreuse est un engagement pour la seconde, & des sacrifices qu’on a faits naît l’estime de soi-même qui soûtient & assûre le caractere qu’on s’est donné. On devient pour soi le juge le plus sévere. Cet orgueil estimable maîtrise l’ame, & produit ces mouvemens de vertu que leur rareté fait regarder comme hors de la nature. Cette estime de soi-même est le principe le plus sûr de toute action forte & généreuse ; on ne doit point en attendre d’esclaves avilis par la crainte. L’asservissement ne peut conduire qu’à la bassesse & au crime. Mais l’éducation ne peut pas être regardée comme une affaire de préceptes ; c’est l’exemple, l’exemple seul, qui modifie les hommes, excepté quelques ames privilégiées qui jugent de l’essence des choses, parce qu’elles sentent elles-