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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 8.djvu/551

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aux membres, ou de quelques rapports déliés que nous attachons involontairement entre les passions de l’ame & l’habitude extérieure du corps. Si l’homme s’estime, a de la confiance en lui-même, ne se fait aucun reproche secret, & n’en craint point des autres, sent ses avantages naturels ou acquis, est résigné aux évenemens, & ne fait des dangers & de la perte de la vie, qu’un compte médiocre ; il annoncera communément ce caractere par ses traits, sa démarche, ses regards & son maintien, & il nous laissera dans l’esprit une image qui nous servira de modele. Si la noblesse de l’air se trouve jointe à la beauté, à la jeunesse & à la modestie, qui est-ce qui lui résistera ?

Les manieres sont ignobles, lorsqu’elles décelent un intérêt sordide ; les sentimens, lorsqu’on y remarque la vérité, la justice & la vertu blessées par la préférence qu’on accorde sur elles à tout autre objet ; le ton dans la conversation, & le style dans les écrits, lorsque les expressions, les comparaisons, les idées sont empruntées d’objets vils & populaires ; mais il n’y en a guere que le génie & le goût ne puissent annoblir.

* IGNOMINIE, s. f. (Gram. & Morale.) dégradation du caractere public d’un homme ; on y est conduit ou par l’action ou par le châtiment. L’innocence reconnue efface l’ignominie du châtiment. L’ignominie de l’action est une tache qui ne s’efface jamais ; il vaut mieux mourir avec honneur que vivre avec ignominie. L’homme qui est tombé dans l’ignominie est condamné à marcher sur la terre la tête baissée ; il n’a de ressource que dans l’impudence ou la mort. Lorsque l’équité des siecles absout un homme de l’ignominie, elle retombe sur le peuple qui l’a flétri. Un législateur éclairé n’attachera de peines ignominieuses qu’aux actions, dont la méchanceté sera avouée dans tous les tems & chez toutes les nations.

IGNORANCE, s. f. (Métaphysique.) l’ignorance consiste proprement dans la privation de l’idée d’une chose, ou de ce qui sert à former un jugement sur cette chose. Il y en a qui la définissent privation ou négation de science ; mais comme le terme de science, dans son sens précis & philosophique, emporte une connoissance certaine & démontrée, ce seroit donner une définition incomplette de l’ignorance, que de la restreindre au défaut des connoissances certaines. On n’ignore point une infinité de choses qu’on ne sauroit démontrer. La définition que nous donnons dans cet article, d’après M. Wolf, est donc plus exacte. Nous ignorons, ou ce dont nous n’avons point absolument d’idée, ou les choses sur lesquelles nous n’avons pas ce qui est nécessaire pour former un jugement, quoique nous en ayons déja quelque idée. Celui qui n’a jamais vû d’huître, par exemple, est dans l’ignorance du sujet même qui porte ce nom ; mais celui à la vûe duquel une huître se présente en acquiert l’idée, mais il ignore quel jugement il en doit porter, & n’oseroit affirmer que ce soit un mets mangeable, beaucoup moins que ce soit un mets délicieux. Sa propre expérience, ni celle d’autrui, dans la supposition que personne ne l’ait instruit là-dessus, ne lui fournissent point matiere à prononcer. Il peut bien s’imaginer, à la vérité, que l’huître est bonne à manger, mais c’est un soupçon, un jugement hasardé ; rien ne l’assure encore de la possibilité de la chose.

Les causes de notre ignorance procedent donc 1°. du manque de nos idées ; 2°. de ce que nous ne pouvons pas découvrir la connexion qui est entre les idées que nous avons ; 3°. de ce que nous ne réfléchissons pas assez sur nos idées : car si nous considérons en premier lieu que les notions que nous avons par nos facultés n’ont aucune proportion avec les choses

mêmes, puisque nous n’avons pas une idée claire & distincte de la substance même qui est le fondement de tout le reste, nous reconnoîtrons aisément combien peu nous pouvons avoir de notions certaines ; & sans parler des corps qui échappent à notre connoissance, à cause de leur éloignement, il y en a une infinité qui nous sont inconnus à cause de leur petitesse. Or, comme ces parties subtiles qui nous sont insensibles, sont parties actives de la matiere, & les premiers matériaux dont elle se sert, & desquels dépendent les secondes qualités & la plûpart des opérations naturelles, nous sommes obligés, par le défaut de leur notion ; de rester dans une ignorance invincible de ce que nous voudrions connoître à leur sujet, nous étant impossible de former aucun jugement certain, n’ayant de ces premiers corpuscules aucune idée précise & distincte.

S’il nous étoit possible de connoître par nos sens ces parties déliées & subtiles, qui sont les parties actives de la matiere, nous distinguerions leurs opérations méchaniques avec autant de facilité qu’en a un horloger pour connoître la raison pour laquelle une montre va ou s’arrête. Nous ne serions point embarassés d’expliquer pourquoi l’argent se dissout dans l’eau-forte, & non point dans l’eau régale ; au contraire de l’or, qui se dissout dans l’eau régale, & non pas dans l’eau-forte. Si nos sens pouvoient être assez aigus pour appercevoir les parties actives de la matiere, nous verrions travailler les parties de l’eau-forte sur celles de l’argent, & cette méchanique nous seroit aussi facile à découvrir, qu’il l’est à l’horloger de savoir comment, & par quel ressort, se fait le mouvement d’une pendule ; mais le défaut de nos sens ne nous laisse que des conjectures, fondées sur des idées qui sont peut-être fausses, & nous ne pouvons être assurés d’aucune chose sur leur sujet, que de ce que nous pouvons en apprendre par un petit nombre d’expériences qui ne réussissent pas toûjours, & dont chacun explique les opérations secrettes à sa fantaisie.

La difficulté que nous avons de trouver la connéxion de nos idées, est la seconde cause de notre ignorance. Il nous est impossible de déduire en aucune maniere les idées des qualités sensibles que nous avons des corps ; il nous est encore impossible de concevoir que la pensée puisse produire le mouvement dans un corps, & que le corps puisse à son tour produire la pensée dans l’esprit. Nous ne pouvons pénétrer comment l’esprit agit sur la matiere, & la matiere sur l’esprit ; la foiblesse de notre entendement ne sauroit trouver la connéxion de ces idées, & le seul secours que nous ayons, est de recourir à un agent tout-puissant & tout sage, qui opere par des moyens que notre foiblesse ne peut pénétrer.

Enfin notre paresse, notre négligence, & notre peu d’attention à réfléchir, sont aussi des causes de notre ignorance. Nous avons souvent des idées complettes, desquelles nous pouvons aisément découvrir la connéxion ; mais faute de suivre ces idées, & de découvrir des idées moyennes qui puissent nous apprendre quelle espece de convenance ou de disconvenance elles ont entr’elles, nous restons dans notre ignorance. Cette derniere ignorance est blâmable, & non pas celle qui commence où finissent nos idées. Elle ne doit avoir rien d’affligeant pour nous, parce que nous devons nous prendre tels que nous sommes, & non pas tels qu’il semble à l’imagination que nous pourrions être. Pourquoi regretterions-nous des connoissances que nous n’avons pû nous procurer, & qui sans doute ne nous sont pas fort nécessaires, puisque nous en sommes privés. J’aimerois autant, a dit un des premiers génies de notre siecle, m’affliger sérieusement de n’avoir pas quatre yeux, quatre piés, & deux aîles.